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Paul Norbert

« Je suis né le 25 juillet 1926 dans une maison située rue principale à Farébersviller. Notre pignon était mitoyen avec la grande bâtisse de la famille Kleinhentz Jean-Nicolas, nommé aussi Hans-Nickel ou Opa Bart à cause de sa barbe de parfait missionnaire. Le mur latéral Ouest de cette vieille maison lorraine était situé juste en face de la Durchfahrt, un lieu de passage surmonté d’une espèce de tour de guet habitée, situé entre les maisons Steinmetz et le café Karmann. Cet aspect médiéval de notre bourg a malheureusement disparu le 12 mai 1940, lors de l’opération Fackel (Torche) qui a détruit plus de 50 % des habitations (cf. photo page suivante).

La 1ère Armée de von Witzleben avait eu comme consigne de bombarder les avant-postes français afin de fixer les régiments d’intervalle établis dans les casemates de la Ligne Maginot entre Barst et Puttelange, ceci dans le but d’occulter la percée de Sedan qui conduira cinq semaines plus tard à l’armistice demandé par Pétain.

Cette trouée architecturale laissait filer la route vers Henriville. C’était devenu le lieu de rassemblement pour les garçons de mon âge. Par temps de pluie, c’était bien commode d’y jouer aux billes. L’endroit servait aussi de terrain de prédilection pour pratiquer le football, et bien souvent la balle en cuir, trop chère pour l’époque, laissait la place à une boîte de conserve cabossée par les nombreux coups de galoches cloutées que nous fichions dedans. Le spécialiste des parties de billes endiablées (poursuite, trou de la mort) était Valentin Mazor, disparu hélas lors des combats de mars 1945 en Allemagne.

Je me rappelle qu’en hiver, on nivelait à coups de pelles, le monceau de neige ramené des alentours qu’on éparpillait sous cette porte cochère. Cela nous permettait de faire de la luge ou du traîneau sans discontinuer du haut du Biehl, à l’emplacement du cimetière, jusqu’à la maison d’art local. Adamy Aloyse possédait un traîneau assez long pouvant accueillir six camarades. Lui-même s’installait à l’avant et il nous guidait, muni de patins, dans une descente folle qui nous grisait d’aise et nous poussions des exclamations de joie en passant sous ce tunnel qui répercutait nos cris d’enfants.

Après trois ou quatre descentes, il était temps de rentrer car si le chemin-aller s’effectuait à un rythme vertigineux, il fallait malheureusement pousser l’engin jusqu’en haut de la côte. Nous laissions alors la place aux adolescents. La piste luisait de glace ; quelques-uns s’amusaient même à y déverser de l’eau qui gelait en formant une piste de bobsleigh d’où les grands s’élançaient et s’amusaient fort tard dans la nuit, aucune voiture ne s’aventurant dans les parages.

En 1938, après mon certificat d’études j’ai fréquenté pendant un an l’E.P.S., l’école primaire spécialisée de Saint-Avold, études malheureusement interrompues à cause de notre évacuation générale à Bonnes sur Dronne. Quelques anecdotes qui méritent d’être racontées ont émaillé mon séjour charentais.

En Charente, durant l’Exode

Nous avons été ventilés, dès notre arrivée, vers le hameau de Nadelin, situé à 2 km du centre-village.

A 30 mètres de notre home, habitait Monsieur Vigneron, le Maire du village dans une belle maison, genre petit château. Madame Fievet et ses deux enfants ainsi que la famille Chenot y séjournaient. Le propriétaire nous avait cédé une grande chambre dans laquelle séjournait toute notre famille (mes parents et mes deux soeurs). Accolée à la maison de notre patron se trouvait une petite usine lui appartenant. Cette centrale fournissait du courant à trois maisons des alentours. Un chenal dirigeait et propulsait la force des flots de la Dronne sur les pales de la turbine qui entraînait une dynamo générant de l’électricité. En cas de débordement, le maire ou sa dame actionnaient des vannes permettant au trop plein de s’écouler par un bief. Il fallait constamment la présence d’une personne pour vérifier et maîtriser le risque d’inondation résultant de cette amenée d’eau au débit inconstant. Jour et nuit, un bruit ininterrompu et fastidieux remplissait nos oreilles, dans ce cadre pourtant bien champêtre qui faillit un jour coûter la vie à ma soeur Denise et à sa copine Marie-Louise Houllé, née Sauder. Elles s’étaient engagées un après-midi d’été 1940 dans la rivière aux tourbillons insidieux. N’écoutant que son courage, Monsieur Vigneron qui assurait ce jour-là la surveillance de sa centrale électrique sauta tout habillé dans les eaux traîtresses et sortit, l’une après l’autre, les deux imprudentes qui ne savaient pas nager, les sauvant ainsi d’une mort certaine.

Loisirs charentais

Mon père était resté en Charente alors qu’il aurait normalement dû partir travailler comme mineur à Montceau-les-Mines. Il était tombé malade au moment de notre évacuation. L’administration avait perdu sa trace et ne semblait plus se soucier de lui, ce qui arrangeait bien les affaires de maman. Papa, en effet, allait pêcher dans la Dronne. A partir d’un système ingénieux installé près de l’écluse, mon père et moi-même avions imaginé un piège à anguilles qui donnait des résultats inespérés. Cinq ou six de ces poissons coriaces étaient ainsi récupérés chaque jour lors de la saison propice. Ils finissaient souvent sur l’étal d’un poissonnier ou dans la poêle familiale. Les bêtes assommées et pelées à vif continuaient de gigoter dans leurs tranches découpées au milieu du grésillement de la graisse d’oie.

Un filet de pêche astucieusement bricolé permettait également de varier notre carte de menu, le brochet était mon régal. Mon père, tel le Christ sur le lac de Tibériade, lançait le piège à mailles dans lequel venaient s’enferrer les malheureuses prises. Tout cela était prohibé car il fallait des cartes de pêche. Je me souviens même l’avoir vu fabriquer des paniers pour y attraper le chabot, un poisson pourtant bien méfiant. Journellement, des rats étaient attrapés dans des mini-paniers à grilles. Ces rats qui minaient les berges devaient être constamment pourchassés. Dès qu’une bestiole prise dans une ratière était relâchée, le chien du patron, vif et habitué à cette pratique, happait le rat et le balançait deux ou trois fois en l’air avant de lui briser la nuque.

Avec ma soeur, nous avons également participé au gavage des canards et des oies. Il fallait une dextérité certaine pour emprisonner fermement le volatile entre ses jambes et lui mouliner des grains de maïs dans le gosier.

Là-bas, j’ai pu assister à un spectacle unique du haut de mes 13 ans. Les vaches d’un fermier nageaient chaque matin dans la Dronne pour rejoindre sur l’autre bord les parcs mis à leur disposition. Les plus récalcitrantes étaient suivies par le chien tandis que le fermier fermait la marche sur sa barque. Au beau milieu du lit, les vaches perdaient pied et l’on ne voyait plus que leurs têtes qui dépassaient de l’onde.

Une somme de 10 francs par personne adulte et de 7 francs par enfant était attribuée journellement aux réfugiés. Cette somme rondelette nous permettait de subsister, d’aller faire le marché à Aubeterre et de dévaliser le clapier du patron qui nous vendait en pagaille ses lapins résignés.

J’ai été scolarisé le 1er trimestre à Bonnes. Avec ma soeur Renée, nous partions de bonne heure car le trajet de 2 km nous apparaissait bien long. Entre midi, nous apportions nos gamelles chez Adèle Kleinhentz qui nous les réchauffait. Près de l’école, j’ai pu acheter pour 1 franc de magnifiques melons et goûter aux premières figues. Les deux autres trimestres ont été passés comme interne à Ribérac. Le dortoir qui m’abritait était bien plus spacieux que notre logis. Lorsque je rentrais à Bonnes, je dormais carrément dans le bas d’un énorme bahut faute de place. Ma soeur aînée, Denise, était partie proposer ses services comme bonne à Angoulême.


J’ai bien regretté cette vie insouciante où mon père s’était créé de solides amitiés en aidant les fermiers du secteur à battre leurs céréales et maintes soirées ont été passées en guise de revanche chez nos amis à battre cette fois les cartes.

Retour au pays natal fin septembre 1940

A notre arrivée, à la place de notre maison soufflée par les explosions se trouvait un tas de pierres.

Nous avons logé de ci de là, d’abord dans la maison appartenant au conseil de fabrique près de l’épicerie de Thérèse Schmitt puis dans un logement au-dessus de l’école.

Durant la période du Wiederaufbau, j’ai effectué un apprentissage d’aide-maçon à l’entreprise de reconstruction Hasselt où ma fonction consistait à nettoyer des briques avec une hachette des journées entières, puis je fus embauché le 21 juillet 1941 au chemin de fer à la gare de Béning.

Tracasseries

Comme la gare de Pfarrebersweiler était rattachée administrativement au Beninger Bahnhof (gare de Béning) j’étais chargé de temps à autre de ramener le courrier au chef de gare local qui était un certain Müller, un nazi alsacien bombardé Ortsgruppenleiter (chef local) au village.

Il était de coutume, entre gens de la même corporation, que les employés de la Reichsbahn, en attendant l’arrivée du train, passent au bureau plutôt qu’ils ne poireautent dans la salle d’attente. Après quelques mois, ce Müller commença à me harceler pour me faire adhérer à la Hitlerjugend. Je refusai poliment. Il insista lourdement mais je tins bon. Il décréta également qu’il m’interdisait dorénavant le port du béret basque et qu’il voulait me voir venir le saluer chaque matin d’un salut allemand Heil Hitler (mit einem deutschen Gruss). Pour éviter de le rencontrer et ne plus entendre ses admonestations, je boudais son bureau et je prenais mes aises dans la salle d’attente. Ce comportement le mit en colère. Bientôt, je fus convoqué à la Kreisleitung de Saint-Avold (sous-préfecture) en compagnie de ma mère. Le sous-préfet me reprocha mon attitude irrévérencieuse et déclara qu’en cas de récidive au sujet du port du béret ou de refus de saluer à l’allemande, il me ferait appeler immédiatement sous les drapeaux. A quelques mois de mon incorporation dans le R.A.D., la Gestapo m’enjoignit de me présenter à Merlebach, des tracts infamants avaient été remis à Müller et le mettaient directement en cause. On y lisait que M. Blum, l’Oberbürgermeister de Farschviller entretenait des relations sexuelles avec Frieda, l’épouse de Fritz Müller. Textuellement je reproduis ces propos médisants : «  Der Blümlein hat letzte Woche mit der Frieda geschlafen. Heilig, Heilig, Heilig, armer Fritzen mit dem Hackenkreuz. Le petit Blum (péjoratif, veut aussi dire petite fleur) a dormi avec la Frieda la semaine dernière. Sacré pauvre Fritz (jeu de mots) avec la croix gammée. » Je m’en souviens comme si c’était hier car j’ai dû recopier dix fois ce texte, en petits caractères, en moyens, en grands. Müller, bien rancunier, me soupçonnait à tort d’être l’auteur de ces attaques personnelles. Mon copain Camille Melling a lui aussi subi cet exercice graphologique. Comme tout Lorrain qui se respecte, nous avons truandé le Reich. Notre cochon a été tué en cachette, suspendu dans notre cave secrète dans laquelle on accédait par une trappe. « Encore un que les Boches n’auront pas ! » En ce qui concerne l’adhésion à la Volksgemeindschaft j’ai discuté longuement avec mes parents qui refusèrent dans un premier temps de parapher cette intégration. En fin de compte, pour leur éviter une déportation en Silésie ou dans les Sudètes, j’ai dit à mon père de la viser. Je me sentais prêt à partir et à assumer les épreuves en espérant que le destin fît le reste. J’avais toujours eu confiance de m’en sortir vu que j’étais un enfant né un dimanche ! Avant mon départ au R.A.D., ma mère me confia un chapelet en me recommandant de prier souvent et d’implorer la Sainte Vierge afin qu’elle me protège et m’accorde le privilège de rentrer sain et sauf au pays natal.

En 1948, respectant mon vœu, je partis avec ma mère à Lourdes remercier Marie de sa bienveillance protectrice.

R.A.D.

Né en 1926, j’ai pu bénéficier d’un an de grâce par rapport à mon contingent d’âge qui avait dû partir, lui, à la date imposée par la conscription. Employé dans la Reichsbahn (Société de chemins de fer du Reich) et catalogué comme élément indispensable à l’effort de guerre, je n’ai été enrégimenté que le 10 juillet 1944 à Kitzingen-am-Main dans le R.A.D : une formation para-militaire où l’on vous inculquait avant l’heure l’a, b, c du futur soldat.  Le R.A.D., une espèce d’usine à embrigadement idéologique pour jeunes à assimiler, combinait culture physique en vue de la guerre et conditionnement politique.

A six heures chaque matin, démarrait le Frühsport suivi, après le petit-déjeuner, par les fastidieux exercices du maniement à la pelle. Au pas cadencé, nous marchions, wir marschierten la pelle nickel ! avec des chants de marche pour nous imprégner du métier de soldat.

Nous avons dû creuser des fossés de 4 mètres de profondeur et de 6 mètres de largeur à Omersweiler. Dures journées où l’on déblayait des tranchées à n’en plus finir.

La percée de Falaise, la ruée vers Paris et la chevauchée de Patton vers la Moselle dépassaient mes espérances de folle escapade et j’escomptais une permission pour pouvoir m’esquiver et me cacher.

Départ pour la Wehrmacht

Hélas ! le 10 novembre, lors de notre départ supposé vers la Heimat, le commandant nous fit aligner. « Les Alsaciens-Lorrains, allez à ma droite. J’ai une excellente nouvelle à vous communiquer. Dès cet instant, il n’y a plus de permission. Vous allez directement sur le front de l’Est avec votre paquetage, mit Sack und Pack. » Bien des larmes chaudes secouées de sanglots coulèrent à ce moment-là.

Nous avons d’abord été convoyés vers Hambourg, mais suite à des désertions, on nous fit partir vers Skiernewice avec un mois de perfectionnement à la vie militaire. Nous fîmes ensuite une halte instructive à Zyradov à 50 km de Varsovie : la formation, les exercices allaient bon train, car il fallait être prêt au branle-bas de combat avec les Russes. A partir de fin novembre 1944, je n’ai plus eu de nouvelles de mes parents pendant presque un an. Farébersviller venait d’être libéré, je l’appris par les ondes car nous écoutions les comptes-rendus de l’O.K.W (Ober Kommando de la Wehmacht),  précisant qu’on se battait farouchement bei Forbach.

Les Allemands évitaient de laisser les Lorrains en grand nombre dans un régiment. Ils étaient donc ventilés afin de rendre les communications entre compatriotes encore plus difficiles.

Le 17 janvier 1945, ce fut mon baptême de feu. Les Russes avaient lancé une attaque grandiose vers Francfort an der Oder. Face aux T34 rugissants, que pouvions-nous leur opposer avec nos pauvres fusils ?

Ce fut une débandade générale sur 30 kilomètres qui désorganisa tout le dispositif de défense. Lors de cette première attaque, mes copains alsaciens-mosellans se retrouvèrent éparpillés dans la nature suite à l’offensive générale des Ivans. J’étais désormais seul Mosellan parmi tous ces soldats allemands. Je perdis de vue mon camarade Clavé. Face aux coups de boutoir ennemis, notre unité retraitait continuellement ou plutôt reculait d’après un plan sciemment préétabli, planmässig abgesetz.

L’hiver était rigoureux ; je me souviens avoir traversé la Vistule gelée le 19 janvier 1945 près de Hokenburg.

Je faisais un peu gringalet du haut de mes 62 kg. Un adjudant compatissant, tel un père de famille, me prit sous sa protection et je devins son ordonnance. La ferveur nazie avait disparu ; chacun songeait à sauver sa peau. Nous refluions vers Dantzig. Après les passages-éclairs dans les villes de Thorn et Kulin, nous traversâmes en un désordre sans nom un pont pris dans la glace à Heideroden, direction Halbdorf. Ce fut un mois complet de misères ! Nous avons repris position dans les tranchées vers la mi-février. L’ordre était de tenir le parapet !

Le 18 février eut lieu la percée fulgurante de l’Armée Rouge qu’aucun obstacle ne semblait désormais plus arrêter. Nous reculions toujours. Nous disposions de malheureuses pétoires dont on arrivait difficilement à extirper les douilles ou qui s’enrayaient parce que les culasses étaient gelées. Planqués derrière un sommaire mur de neige tassée au cœur d’un village, nous avons subi l’assaut de l’ennemi qui poussait son sinistre hourré à vous glacer les sangs.

Sans arrêt débandés par les charges des blindés, on nous reconstituait en nouveaux régiments qui n’avaient plus ni nom ni numéro sur des lieux de rassemblement solidement ceinturés par la Feldgendarmerie. Réunis dans les versprengte Sammelstelle, il fallait repartir au casse-pipes. Nous vécûmes quelques combats difficiles. L’après-midi du 24 février, nous avions eu pour consigne de nous constituer en hérisson pour arrêter les vagues ennemies et permettre à nos camarades d’infortune de retraiter sans encombres. 

Mais l’affolement gagna nos rangs lorsque quelqu’un cria : « les Russes rappliquent par l’arrière, ils sont aussi devant nous ! » Nous avons pu filer le long d’un pâté de maisons au moment où l’artillerie adverse égrenait ses salves mortelles. J’ai encore la vision rapide d’un bain de sang où les corps de mes malheureux compagnons se volatilisèrent sous les impacts. De nos 80 hommes, il n’y eut que 15 survivants : nous nous  terrâmes toute une journée sous la neige pour échapper aux Russes impitoyables. A chaque nouvelle halte, on se constituait en défense. Nos sentinelles s’installaient sur les lignes de crêtes. J’avais la chance de pouvoir davantage me mettre à l’abri des tirs parce que l’adjudant s’arrangeait pour nous chercher le couvert des talus. Combien de malheureux soldats furent ainsi foudroyés par les tireurs d’élite russes pour s’être négligemment positionnés en haut des versants ! C’étaient surtout des vieux gars sans instruction militaire, issus des régiments de Volksgrenadier, et qui se faisaient piéger mortellement par leur ignorance du danger.

Cette période du 17 janvier au 25 mars 1945 a été épouvantable. Nous étions sans cesse en première ligne, guère protégés par notre artillerie d’ailleurs souvent inexistante. Il arrivait même que les propres tirs d’obus atterrissent dans nos lignes ! Depuis février, nous savions que l’ennemi nous avait encerclés par les ailes. Dès que la pression russe s’accentuait sous les coups nourris de leurs canons, puis sous les tirs au mortier, nous reculions comme toujours, avec beaucoup de pertes humaines. Durant ce long trimestre hivernal, j’ai passé dans les rangs de sept compagnies reconstituées successivement et hâtivement jetées dans la fournaise ; les quelques soldats restants et chanceux que nous étions retrouvaient de nouveaux compagnons à chaque carnage.

L’adjudant Lehmann, un infirmier et moi-même, coutumiers du fait d’étoffer après chaque assaut meurtrier une nouvelle équipe, nous profitâmes d’une nuit noire pour fausser compagnie à notre groupe. Un jeune lieutenant fanatique nous avait ordonné d’attaquer pour le lendemain matin un village tenu par les Russes. « Nous avons échoué hier, nous réussirons demain ! » avait-il hurlé à ses soldats.

Grâce à la boussole, l’adjudant nous fit quitter discrètement la base de départ de la contre-attaque et nous emmena vers l’inconnu. Sillonnant le no man’s land, nous avons atterri providentiellement dans une ferme où traînait encore la demi carcasse d’un cochon. Avec les pommes de terre trouvées dans la cave, nous nous sommes régalés deux jours durant, l’un d’entre nous à tour de rôle assurant la garde pour prévenir tout risque d’arrestation.

J’ai vu plus d’un déserteur pendu comme les malfrats au gibet de Montfaucon à un arbre. Un écriteau résumait la sentence : « Aufgehängt wegen Feigheit vor dem Feind ! Pendu pour lâcheté devant l’ennemi ! »

Nous avons réussi à rentrer ni vus ni connus dans la compagnie à nouveau décimée après l’attaque suicide ordonnée par le jeune gradé.

En plein hiver, toujours dans la neige, par des températures de moins 15° à moins 20°C, j’ai ainsi parcouru les quelque 300 km séparant Zyradow du lieu où j’ai été fait prisonnier, c’est-à-dire à environ 40 km avant Dantzig. Jamais nous n’avons vu un lit ou mangé des repas chauds, à part l’épisode du cochon bienheureux. Mes sous-vêtements ne purent jamais être changés ; les poux étaient d’indésirables malvenus.

Durant cette période très difficile, j’ai constamment pensé à mes parents, à mes sœurs, à mes amis, à mon village en gardant un petit espoir de les revoir un jour.

Capturé

Maintenant revenons au fameux 25 mars 1945, jour où je fus fait prisonnier.

Tous, nous avions peur de tomber aux mains des Russes. L’adjudant Lehmann fut grièvement blessé par une balle explosive qui se ficha dans sa cuisse. Il me supplia de rester auprès de lui et j’essayai vaille que vaille de le soigner avec une serviette très vite rougie par le sang qu’il perdait en abondance. Il devint affreusement pâle, terrassé par la douleur. Je fus bientôt entouré par les soldats russes commandés par un sergent assez humain.

« Franzouski niet germanski » dis-je. Je fus vite délesté de ma montre, de mes photos qu’on me jeta déchirées par terre. L’alerte passée, je pus discrètement ramasser un bout de carte d’atlas et une petite photo que je glissais habilement dans ma chaussure et que j’ai pu ramener de mon séjour à Tambow. Les Russes étaient habillés d’habits disparates et dès qu’un Allemand leur tombait sous la main ils le dépouillaient de ses biens les plus précieux. Plus d’un fantassin fut obligé de troquer ses bottes fourrées contre de minables galoches.

J’eus la chance, mes chaussures basses ne trouvèrent pas preneur pour mon plus grand bonheur ; de plus, elles étaient neuves et me furent d’un précieux secours.

Je fus séparé de mon regretté adjudant, j’eus une pensée émue envers lui. Celui-là comme tant d’autres blessés dut être liquidé, je ne le revis plus. Il m’avait sauvé la vie indirectement le jour où son lieutenant souhaita vivement que je devienne sans plus attendre son ordonnance. L’adjudant refusa. La nouvelle recrue choisie fut pulvérisée dans l’abri de l’officier. Je remerciai vivement l’adjudant ce jour-là pour son intransigeance. Et là face à son malheur incommensurable, je le quittai à jamais, moi-même bien désemparé. D’autres éclopés russes gardèrent peut-être un peu plus d’espoir lorsque nous dûmes, avec quatre prisonniers, aller les brancarder près du front. Nous transportâmes également un haut gradé blessé d’une balle au ventre, vers l’arrière.

Le chiffre de prisonniers augmentait. De 4, nous passâmes à 8, puis à 16, bientôt à 90 et enfin à 300. Le nombre élevé nous mettait à l’abri des vengeances proférées par des Flintenweiber (femmes-soldats), surtout lorsque gagnées par l’ivresse, ces femelles lubriques et déchaînées voulaient s’en prendre à quelques-uns d’entre nous.


Puis les marches vers l’Est reprirent pour les Woynapléniss (les prisonniers de guerre) : Dirschau le 28 mars, Deutsch-Eylau le 5 avril, Varsovie, Byalistok, Minsk, Orcha, Newel, Vitebsk, Veliki-Luki, Borowitschi le 3 mai 1945. Les voyages alternaient : tantôt à pied sur les routes poussiéreuses, tantôt en train avec une horrible latrine dans le coin. Les Alsaciens-Lorrains furent parqués dans le camp de Borowitschi. Nous étions environ 300 hommes. Quel travail exténuant avons-nous dû fournir là-bas ! Dès 4 heures du matin (car sous ces latitudes le soleil est un lève-tôt !) nous partions à jeun récupérer le bois de flottage qui s’était échoué le long des berges d’une rivière aux flots rapides. L’onde était glaciale, beaucoup de camarades n’avaient pas la force physique d’y plonger et de ramener les rondins. Je me dévouais en sautant nu dans le courant. Brr ! L’eau très fraîche vous tétanisait et vous engourdis­sait. Je séjournais ainsi deux à trois heures dans l’élément liquide glacé, à mi-corps, en repêchant les billots de bois longs d’un bon mètre que le cours d’eau charriait vers notre barrage, suite aux coupes d’abattage faites en amont. Il fallait vite se rhabiller et regagner, le ventre vide, les 4 kilomètres qui nous séparaient du camp. 
« Dawai Bistra ! Allez vite ! » hurlaient les gardes pour activer la rentrée qui s’amorçait sur les coups de 7 heures. Un gros bol de soupe claire nous attendait dans laquelle nageaient trois petits pois orphelins. La fringale nous tenaillait. Pause de midi à 13 heures.

A 14 heures, l’estomac était dans nos talons et nos forces déjà envolées alors qu’il fallait bêcher des friches à vous enlever l’envie de jardiner à jamais.


Le dimanche de Pentecôte, nous avons, en compagnie de dix hommes, tiré une charrue et le lendemain, la herse.

J’ai été également quatre fois de sortie dans un commando-tourbe. C’était un travail harassant effectué du matin jusqu’au soir dans une fosse étagée en gradins. Les pieds nus barbotant dans le marigot spongieux tapissé de sphaignes décomposées, je décapais d’un coup de bêche une motte brune que j’adressais à un camarade qui la fourguait à un deuxième. En fin de la  chaîne, le pavé balancé de mains en mains allait sécher sur d’immenses pyramides qui s’accroissaient sans cesse.

Le repas du soir était aussi misérable que celui du matin : cette fois-ci, le petit pois tentait de se cacher derrière son grand frère.

« Damoï franzouski ! A la maison les Français ! » Quelle joie !  Nous partîmes donc le 7 juillet... non pas vers la maison mais toujours plus loin vers le sud-est, à Tambow, lieu de halte exagérément vanté comme paradisiaque par nos gardes accompagnateurs. C’était un camp grandiose, entouré de barbelés et d’énormes miradors.

« Bing-bang-boum», ces onomatopées métalliques provenaient continuellement la nuit des miradors. Pour rester éveillés, les sentinelles devaient continuellement tintinnabuler tronçons de rail et bidons pour éviter d’être surprises par une évasion collective. Ce bruit répétitif vous tombait sur les nerfs.

« Raz, zwa, dri... » qu’elles furent longues ces attentes sur la place où l’on compta et recompta pour le plaisir de compter ! Affamés continuels, les prisonniers en furent réduits à manger des pissenlits ou faire des décoctions d’orties tendres. Comme nourriture matinale, on nous distribuait un morceau de pain noir que nous trempions dans le kawoua afin de pouvoir saupoudrer la mouillette avec la cuillerée de sucre reçu. C’était notre caviar !

A midi, le cuistot de service touillait énergiquement la soupe dans une énorme lessiveuse. Après la plongée de sa louche, il vous versait un breuvage insipide dans la boîte métallique où surnageaient étourdies les enveloppes des rares petits pois.

Combien de pauvres hères terrassés par la dysenterie ai-je vu partir ? Evacués vers la morgue (bâtiment n° 22), on savait par ouï-dire qu’ils atterrissaient par la suite dans une fosse commune au fond de la sombre forêt.

Je ne fus jamais malade, pourtant de 62 kg je tombai à 52 kg. Des colosses fondaient à vue d’œil. Dès que les diarrhées s’installaient, il fallait au plus vite manger du pain archi sec, mais souvent le mal était irrémédiable.

Je fus désigné dans un Holzkommando. Par équipe de cinq, nous devions débiter 2,5 stères par homme. Notre groupe était le plus rapide : parmi nous, deux bûcherons lestes et précis coupaient les bouleaux de vingt mètres, droits comme des cierges. Pour éviter de s’échiner à scier la base du tronc, on coupait bien 50 cm au-dessus des souches. Avec un camarade je maniais la scie ou le passe-partout pour sectionner les troncs en rondins de deux mètres. Ou bien j’utilisais la hache pour éliminer les branches bien fournies dans le houppier. Nous étions, grâce au savoir-faire de nos deux forestiers, les plus rapides et dès le quota atteint, nous nous reposions.

Un vieux territorial nous surveillait. Il n’y avait pas d’hommes russes dans le secteur, tous sans doute avaient été envoyés à l’armée ou embarqués avec les partisans guerroyer sur le front d’Allemagne. Nous profitions pour aller la nuit "chouraver" les pommes-de-terre ou des citrouilles. Sans retenue, certains prisonniers dévalisaient les plantations, ce qui mettait les mamouchka russes en colère. Elles venaient se plaindre des chapardages répétés. « Franzouski katoski sabzerap.»

Le vieux garde, bien embêté, distribuait quelques gnons à la volée pour calmer l’ire de ces dames et se contentait de fouiller sommairement nos gamelles hétéroclites, souvent réalisées dans des boîtes de conserves. En parlant de nourriture, nous disposions de cuisiniers dans ce commando-bois. Il fallait donc se débrouiller pour leur ramener de quoi remplir les écuelles. Nos estomacs criaient famine : orties douces comme des épinards onctueux calmaient le transit intestinal. Les pommes de terre dérobées ainsi que les citrouilles trônaient sur la table faite de rondins. En guise d’assaisonnement, des légumes étaient souvent braisées dans la cendre. Cette cendre contenait un peu d’iode ce qui rendait la nourriture moins fade. J’étais heureux de travailler à l’extérieur. Nous dormions dans des granges remplies de foin. Les nuits y étaient bien plus calmes que celles passées au 188 de Tambow  qui, elles, étaient ponctuées de réveils nocturnes inévitables.  


Là-bas, en effet nous étions entassés à 120 par baraque. Sortes de commensaux détestables qui avaient leur table corporelle à disposition permanente, les poux et les punaises nous dictaient sans vergogne leur loi. Les latrines étaient repoussantes et écœurantes. De malheureux prisonniers au sang prisé par les poux passaient des heures interminables à se gratter et à s’épouiller. Ils ventilaient les chemises, écrasaient les bestioles dans les coutures. Rien n’y faisait. Je plaignais ces gars-là avec leurs yeux gonflés sous les morsures, ressemblant à des boxeurs groggy.

La joie du retour nous gagna tous. Déjà deux convois étaient partis. Je remis à l’un des heureux partants une photo dédicacée à mes parents. Je leur donnais enfin des nouvelles après dix mois de mutisme.

Je fis partie du 3ème convoi et je partis le 12 septembre de la gare de Rada. Nous fûmes transportés dans des wagons-voyageurs jusqu’à Francfort-sur-L’Oder. Les Russes, pour s’excuser sans doute de notre séjour si agréable, nous tondirent le crâne. Comme dessert d’adieu, nous eûmes droit à une bonne dose de sucre, histoire de nous requinquer, mais cela nous occasionna des diarrhées communicatives et inoubliables.

Huit jours après, les troupes anglaises d’occupation nous récupérèrent à Hanovre. En tant que Français, les formalités en vue du rapatriement s’accélérèrent et par Eindhoven, avec la Croix-Rouge généreuse à Bruxelles, on descendit à Valenciennes où l’administration opéra un tri sélectif. Quelques soldats de la L.V.F (Légion des Volontaires Français) combattant pour le Reich contre le bolchevisme furent emprisonnés. Par le Luxembourg, j’arrivai à Chalon-sur-Saône le 22 octobre et je retrouvai le village de Farébersviller le 25 octobre 1945.

Que de souvenirs resteraient à raconter ! mais aussi que de déboires et de séquelles physiques (asthénie, ulcères d’estomac, impétigos monstrueux sur mon corps) liés à cet emprisonnement que l’on pourrait sous beaucoup d’aspects considérer comme un régime concentrationnaire. Les Russes n’avaient rien à envier aux nazis.

Et pourtant j’ai pardonné aux Russes. Nous portions un uniforme allemand, nous étions donc leurs ennemis même si nous clamions que nous étions Malgré-Nous, Alsaciens-Mosellans ou Français. La géographie n’était pas le fort de ces Soviétiques venus de la lointaine Géorgie ou de Vladivostok. A la guerre comme à la guerre !

En 1943, je me rappelle aussi le sort parallèle vécu par les prisonniers russes arrivant de Boulay chaque matin pour plonger dans la mine à Merlebach. Traités eux aussi comme des chiens, ils étaient dans un état lamentable. Des mineurs mosellans leur fournissaient en cachette quelques tartines.

Né sous une bonne étoile et protégé par un bon ange gardien, je n’ai eu à déplorer aucune blessure sérieuse. Pas la moindre égratignure, pensais-je ? Si, car en 1991 au cours d’un scanner à la tête, le radiologue a constaté un éclat métallique de 3 mm fiché dans le lobe frontal gauche. Jusqu’à présent, il ne me gêne pas et j’espère le garder comme souvenir. « Importation frauduleuse d’acier russe ! »

Souvent j’ai une pensée émue envers mes camarades qui n’ont pas eu la même chance que moi et qui n’ont jamais pu revenir refouler la terre de leurs aïeux.

 


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