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BIRIG Joseph, né le 26. 10. 1927  à Merlebach

1) Départ au R.A.D. le 10 juillet 1944

Plus d’un mois après le débarquement en Normandie, je reçois ma feuille de route pour le RAD. L’inquiétude de partir me tenaille : pourvu que les Anglo-Américains percent le front et précipitent le cours de la guerre ! J’atterris à Hausen vor der Roehn. Je ne participe pas pour ainsi dire à la formation classique dubêcheur-bosseur, cet homme-caméléon chargé de besognes aussi disparates que le sacro-saint maniement de la bêche, les travaux dans les fermes, l’entretien de voieries ou la préparation militaire. Boulanger de profession, j’ai ainsi la chance d’échapper aux fastidieuses leçons de travaux pratiques sur le terrain dévolues à de futurs fantassins. Parmi mes compagnons, se trouvent Marcel Bour que je connais de par notre apprentissage commun et son métier de boulanger, ainsi que Rémy Zitter avec lequel nous avons fait connaissance.

Au cours d’un appel, ma grande taille (je suis l’homme de base de la section) n’échappe pas au chef de camp. Une douzaine de camarades me rejoignent et voilà notre commando jeté sur les routes, s’orientant par monts et vaux pour rallier par petites étapes une station-radar située au lieu-dit Erpel, non loin de Neustadt an der Eiche. Le site est gardé par des SS glacés qui inspirent déjà de loin la crainte.

Les baraques camouflées abritent un fort contingent de demoiselles occupées le plus clair de leur temps à démasquer sur leurs écrans de contrôle l’intrusion d’avions ennemis dans le ciel allemand. Les immenses antennes se déployant sur fond boisé constituent pour les pilotes alliés des cibles de choix. Nous sommes donc venus pour creuser des tranchées destinées à arrêter les projections d’éclats d’obus et surtout percer des galeries pour abriter, en cas de coup dur, la salle de contrôle dirigée par des officiers souffrant d’amputations liées à leur implication dans la guerre. La présence de jeunes adolescents remet du baume au cœur de ces vierges aryennes. Des liaisons ont lieu : le repos du guerrier est souvent un exutoire pour oublier les moments difficiles et la crainte des lendemains. Ces douze jours de villégiature, avec à la clé de bons repas prennent trop vite fin à mon goût.

La relève est assurée par un autre groupe tandis que nous retrouvons le camp de Hausen. Bientôt, nous voilà en route vers le Drei Eck, du côté de Koenigsmacker où l’on nous envoie creuser des fossés antichars destinés à freiner l’armée de Patton (mi-septembre 1944).

La nuit propice nous permet de schanzen (creuser) sans risquer l’arrivée inopinée de ces diables de Iaboss’ (avions US) en quête de trophées à abattre. Les SS nous gardent enfermés dans des granges durant la journée voulant désormais éviter toute désertion car sept jeunes du secteur ont pris la poudre d’escampette.

Peu après, tels une cohorte de prisonniers tenus en respect par les SS, nous rallions à pied le camp de Bierbach où il s’agit de renforcer la ligne Siegfried. Avec nos vélos, nous partons ériger des consolidations le long de cette ligne quasi inexpugnable, aux dires de nos chefs. Les journées sont cruciales. Alors que les avions US survolent la contrée et se délectent de cibles faciles, on nous demande de creuser des fossés antichars dans du terrain très marécageux. Nous pataugeons continuellement dans la gadoue. Le sol spongieux laisse filtrer l’eau qui fait s’écrouler nos tranchées pourtant consolidées avec du bois d’étayage. L’arrivée rapide des Iaboss nous empêche d’extirper nos bottes embourbées dans le piège vaseux et de nous mettre rapidement à couvert.

La dernière visite de mon père avant ma démobilisation se passera à l’abri des rames de haricots charitables. Le retour au foyer approche à grands pas. Le jour du départ, toute la compagnie se rend à vélo en direction de Sankt-Wendel. On retrouve nos habits civils ainsi que nos valises. Mais la joie est de courte durée ! Nous sommes surveillés par des soldats. En guise de retrouvailles avec la famille, nous apprenons, dépités et médusés, notre départ immédiat dans une autre communauté, celle de la grande Familie de nos frères d’armes de la Wehrmacht. Les wagons s’ébranlent ; je donne ma dernière lettre à une femme en uniforme. Madame le chef de gare très consciencieuse postera cette missive que mes parents recevront peu de temps après.

 

2) La Wehrmacht

La garde nous embarque dans les wagons et nous surveille rondement dans le froid vif. Nous débarquons à Lüneburg et me voilà affecté avec Rémy et Marcel à la Stamm Kp. Grenardier Ersatz Btl 47.

Pas une minute à perdre : la vie de soldat bat son plein ! En deux semaines, nous sommes fin prêts, sur pied-de-guerre plus précisément. La baguette magique de l’encadrement intraitable nous a transformés en champions invincibles. Les exercices tout-terrain nous ont affûtés et rendus mordants pour contrecarrer l’offensive russe. Les tirs à balles réelles nous en donnent un premier aperçu. Les armes principales, telles le Mauser, la mitrailleuse lourde ou légère, le Panzerfaust et les satanées armes à remonter en un temps record n’ont plus de secret entre nos mains rendues expertes par les innombrables punitions infligées par notre instructeur.

Les attaques simulées sur tanks nous retrouvent au milieu des blindés immobilisés pour détecter leurs points faibles et y plaquer la mine magnétique inerte. Le quadrillage d’un champ de mines, leur détection, leur enfouissement font partie de cette formation martiale. J’hérite d’un code postal (Feldpost n° 66614E) et je fais désormais partie du Stab. 1 Ers. 4 Kp. Feldausbildungsregiment AOK 9. Sapés d’uniformes neufs, nous roulons deux semaines après, dans des wagons-bétaillères vers Sckerniewicze.

Le drill sans fin nous y assaille du matin au soir. Les sous-officiers sont d’affreux pète-sec qui nous houspillent sans arrêt. « Sau Franzosenkopf » devient leur maître-mot.

La tête vide, le ventre creux, nous nous plions à leur encadrement de fer, avec sans doute une pensée vengeresse si un jour ils nous tombaient sous la main. L’amitié n’est pas un vain mot en ces jours pénibles et je me trouve toujours avec Zitter Rémy de Stiring et Marcel Bour de Freyming. A trois, on se sent plus solidaires. Deux semaines après, nous sommes affectés comme Granatwerfer dans un régiment de pionniers.

Début décembre, la compagnie se met en route vers Raduc. Là-bas, le campement de baraques disparaît sous 30 à 40 cm de neige. La formation se poursuit impitoyable jusqu’à Noël. En guise de cadeaux, on entend au loin les premiers roulements des tirs de canons.

A l’inverse des fastidieux petits mortiers démontables (tube et plaque) qu’il faut se coltiner, nous héritons du modèle 120 sur roues plus maniable. Je suis nommé Geschützführer ; mes deux amis, eux, ajustent et positionnent l’engin. Grâce à des jumelles et suite à une formation alliant le sens du repérage et l’estimation des distances, nous arrivons à des résultats honorables d’autant plus que l’observateur avancé nous améliore, par poste-radio interposé, le coup précis à apporter sur la cible.

 

3) Au combat

Début janvier 1945, nous sommes dirigés sur le front. Le trajet se fait à pied et l’on entend au fur et à mesure de notre approche, le grondement s’intensifier. Les Russes montrent le bout du nez. Nous surmontons une première attaque. Nos mortiers et mitrailleuses se répondent mutuellement, au quart de tour. L’ennemi vient de tâter notre ligne de résistance. Au loin, des colonnes de fumées noires montent des villages incendiés.

Face à la confrontation prochaine, il faut prendre position dans un fossé antichar, à moitié creusé. Quatre mortiers en batterie ainsi que des mitrailleuses attendent de pied ferme les Russes. Et ils viennent. J’ai 17 ans et demi, la proche peur du combat me noue les tripes. Vous expliquer ce jour-là comment j’ai pu m’extirper du guêpier ennemi reste un mystère. Face à la masse grouillante, nous nous sommes retirés vers un village sous le harcèlement d’un feu nourri continu. Au milieu de la localité, le gros de notre troupe est attaqué sur sa droite par une nuée hurlante. C’est un massacre, je ne sais pas encore aujourd’hui comment je m’en suis sorti. Bousculé, rampant plus que marchant, je peux m’esquiver de la nasse. Les balles crépitent au milieu des cris rauques et enragés des adversaires qui s’étripent sens dessus dessous.

Le corps-à-corps m’épargne et à travers l’incendie d’une masure, je me faufile vers la liberté. Rémy m’a déjà précédé, je sens derrière moi le rire nerveux de Marcel heureux d’avoir échappé à ce bain de sang. Mais au moment où nous allons atteindre le haut de la côte, un cri déchire l’air au milieu d’explosions assourdissantes. Marcel gît à mi-pente, la jambe lacérée par un éclat impressionnant. Rémy s’est emparé de mon arme tandis que je panse sommairement le blessé. En deux temps, trois mouvements, je le hisse comme un sac de farine sur mon dos. La neige épaisse de 50 cm ralentit notre course éperdue.

Hors d’haleine, les poumons en feu, je tiens la distance. Il faut avouer que ma carrure athlétique peut encaisser cette surcharge. Je me plais à rappeler à mon ami qu’à quatorze ans je hissais déjà deux sacs de cinquante kilos sur mon échine. Nous arrivons bientôt aux abords d’un village en alerte générale. Des officiers râleurs s’enquièrent de notre présence en nous voyant soigner notre camarade. Un infirmier de la Croix-Rouge cherche des volontaires pour véhiculer vers l’arrière des blessés.

C’est une aubaine à saisir. Sur une charrette tirée par quatre chevaux nous transbahutons huit blessés installés sur des caisses à munitions ! Le village présente l’aspect d’un capharnaüm. Pêle-mêle s’étalent dehors tout un bric-à-brac de mobiliers, outils et ustensiles divers. Le stock de l’armée a été pillé : d’innombrables caisses éventrées gisent de-ci de-là.

J’en profite pour visiter les lieux et je ramène en souriant un jeu de cartes au blessé. La pluie d’obus nous rejoint, la fumée intempestive enveloppe les lieux. Je mène l’attelage à bride abattue. Soudain, les quatre chevaux plongent dans un ravin. Les deux coursiers de devant pilent dans la glace de la rivière ; nous les abandonnons meurtris et blessés. La charrette emmenée par les deux dernières bêtes valides fonce maintenant à tombeau ouvert sous la nuée des shrapnels mortels qui éclatent aux quatre coins. Nous arrivons sains et saufs au Hauptverbandplatz installé dans un bunker.

Marcel va être évacué vers l’arrière, tant mieux pour lui. (Hélas, il ne reviendra plus. Un témoin affirme encore l’avoir vu, assis sur un cheval, la jambe éclatée qui ballottait désarticulée le long de la selle).

 

4) Rawa

Nous voilà de retour dans la compagnie. La faim qui me poursuit continuellement fait place à un profond malaise. « Il faudra tenir la position coûte que coûte », hurle notre officier furibond sautant d’un poste à l’autre avec une telle hystérie qui, au lieu de nous galvaniser, nous paralyse de trac continu.

A la tombée de la nuit, les Russes s’avancent pour tâter et submerger nos frêles positions, hâtivement établies sans rangées de barbelés retardateurs. « Hurré, Hurré ». Des milliers de poitrines exhalent leur rancune mortelle. Le sang se glace dans mes veines ; je tremble comme une queue de poney russe, le nez enfoui dans le remblai de la tranchée. Recroquevillé dans cet abri dérisoire, je n’ai aucune force pour escalader le talus glacé ou prêter un quelconque coup de main. Je suis vidé. Heureusement que les camarades mitrailleurs disposent de cet à-propos courageux pour cisailler des rangées entières en une sarabande mortelle continue.

Je pointe mon nez hors de mon trou pour découvrir en une fraction de seconde un paysage lugubre. A la place du tapis blanc se profile maintenant un paysage retourné de labours. Les entonnoirs des obus ont crevé la couche de neige et saupoudré de mottes le terre-plein jonché d’innombrables cadavres et de blessés à l’agonie, hurlant leur douleur. Le vacarme de la canonnade est continu ; s’y mêlent les vociférations des officiers, le hurlement des chapelets d’obus explosifs, le chuintement des balles mourant sur l’escarpement.

Malheur ! Huit tanks ennemis s’avancent emmenant avec eux de nouvelles grappes de fantassins russes. Feuer-frei ! Kurzschuss ! Feu à volonté. Tir direct. Trommelfeuer auf die Wellen. Feu concentré et échelonné sur les vagues bondissantes !

Paralysé dans mon recoin, je vois bondir vers moi le redouté Leutnant, hors de lui. « Prends-moi ce Panzerfaust et va déquiller le premier tank de droite ». Plus vite dit que fait ! Mes membres endoloris et figés ne répondent plus. Je ne peux exécuter son ordre. Le départ de l’officier est ponctué de salves encore plus tonitruantes.

Les explosions cadencées des orgues de Staline éclairent en flashs éblouissants notre position. Ne me voyant pas à ses trousses, le gradé revient, les yeux exorbités : « Merken Sie sich dass Sie noch Freundschaft mit meiner Pistole machen werden ! ». (Retenez bien cela, vous allez encore nouer de l’amitié avec mon pistolet !)

Je le suis donc à la trace, rampant comme lui au milieu d’infernales déflagrations. Brandissant l’engin, le fanatique avance entre les entonnoirs sans se soucier des pétarades. Quelques tanks brûlent devant nous; je dois le couvrir, fusil en position de tir. Son «poing armé » fait mouche et embrase le Panzer. Il y a un mouvement d’arrêt chez les Russes. Répit de courte durée : ayant rameuté des troupes fraîches, la horde refond sur nous. Couverts par des éléments retardateurs, nous pouvons procéder à la destruction de nos mortiers puis nous partons tels des météorites en courant vers l’arrière.

 

5) La retraite

Comme un automate, je suis le mouvement, vidé de toute volonté de survivre. « Finir là ou ailleurs», me dis-je en voyant défiler en photos-choc le film ultra-rapide de mon baptême-de-feu qui se prolonge comme le fer rougi du bourreau. Mais l’instinct de survie m’a à nouveau donné des ailes d’espoir, ailes certes givrées par un thermomètre annonçant moins 32°C (lecture faite le jour précédent sur un thermomètre trouvé dans une maison). Des voix horribles d’officiers nous intiment à nouveau l’ordre de rallier le régiment. Sous une volée de ces damnés obus, nous nous camouflons dans les ruines de bâtisses éventrées. Nous retraitons avec une centaine de soldats débandés. Bientôt nous apprenons que la tête-de-pont ennemie s’est étalée et nous a encerclés, que la seule porte de salut reste l’Ouest. Dans une nuit d’encre, nous filons vers la liberté. D’interminables convois russes défilent à proximité de notre groupe en fuite. Nous n’hésitons pas à plonger dans les congères et les haies pour échapper aux phares lumineux balayant la piste.

A la queue leu leu, nous nous suivons, les sens en alerte, ou du moins pour les plus résistants. A un moment donné, je me réveille, étalé dans la neige horrible. Tous mes compagnons d’infortune ont disparu. J’ai dû dormir en marchant pendant un certain temps. Plus personne autour de moi ! Le vent stupide a effacé les traces. La neige tourbillonne sur les lieux en flocons plumeux. Comment m’orienter ?

Je pars à l’aveuglette et je tombe bientôt sur un fantassin en quête de son unité. Avec d’autres compagnons rattrapés durant la fuite, nous avalonsdes kilomètres harassants dans un décor funèbre de neige. L’artillerienous suit à la trace. Composé d’une centaine d’hommes exténués, notre groupe arrive dans un village où nous trouvons de quoi nousrestaurer misérablement, saupoudrés continuellement par la grêle de ces infernaux obus. Des hordes russes sont à nouveau à nos trousses.

Réfugiéedans une bourgade devenue bientôt la proiedes flammes sous l’effet des orgues de Staline, la compagnie se volatilise. Nous sommes une dizaine à courir sans savoir où. Les Russes sont partout. A un moment donné, l’un des nôtres sort unchiffon blanc qu’il agite puis crie quelquesmots en russe. Nous laissons choir nos armespar terre. Devant nous, à cinquante mètres, unofficier rouge hurle et les mitraillettes russes crachentla mort dans notre groupe. Quelques-uns tombent; je peux m’aplatir au milieu des blessés. Lecoindevient alors intenable, il faut courir.

La terreurde la captivité nous fait bondir comme des lièvres apeurés à la vue du chasseur. L’ennemi en masse nous talonne. Poursuivi par une volée de balles, je plonge avec un Allemand et unTchèque (qui savait le russe et qui comptait serendre peu auparavant) dans un trou où gisent deuxcompagnons. Entreprenant, je me saisis du sMG (mitrailleuse lourde) et je vois défiler les bandes que mefournit l’inconnu tchèque.

Notrefeu de résistance semble avoir calmé unpeu les ardents adversaires. Nous profitons de la confusion pournous sauver. Des citernes flambent, nos réserves stockées sont pulvérisées par les charges. « Encore une que Yvan n’aura pas ! » persifle un dynamiteur.

Et voilà que miraculeusement je retrouve mon Rémy que j’avais perdu de vue lorsque j’avançais comme un somnambule soixante-douze heures auparavant. Un hameau salutaire accueille quelques quatre-vingts soldats morts de fatigue. « Pourvu que nous nous réveillons demain » me dit en guise de bonsoir le Stiringeois. Nous plongeons dans le foin ; le sommeil si réparateur dont auraient besoin nos jeunes organismes est trop vite perturbé par les rafales triomphantes de nos assaillants. La porte de la grange vole en éclats.

 

 

6) Prisonnier

« Dawaï Germanski ». Inutile de nous défiler. Je déboucle mon ceinturon et me laisse glisser du tas de foin. Je jette mon arme au moment où un formidable coup asséné par une crosse de fusil me propulse les quatre fers en l’air sur une grappe d’Allemands déjà étrillés. Sur ce, arrive Rémy tête-bêche et qui s’entortille de douleur à mes pieds. « Belles réceptions », me dis-je au propre comme au figuré. Mains levées, nous sommes rassemblés et devons courir vers la route. Une rafale de mitraillette éventre le paquet d’hommes. Les rescapés filent ventre à terre vers l’avant. La chasse à l’homme se poursuit dans les chaumières.

Notre Leutnant Riedl, découvert, tente de s’échapper. Ardent combattant, le Ritterkreuzträger (porteur de la croix-de-fer de 1ère classe) ne se tient pas pour battu. Muni de son pistolet, il s’ingénie à lutter d’égal à égal avec un Panzerspähwagen (blindé léger de reconnaissance). Il est littéralement pulvérisé à vingt mètres de moi. Sur ce, les représailles pleuvent et les regroupements s’effectuent en hâte. Rémy en profite pour adresser son pistolet de récupération à l’un des Russes qui nous gratifie de pruneaux de reconnaissance. Un de mes voisins immédiats prend une balle en pleine tête et s’écroule trois mètres plus loin. J’hérite d’une blessure qui troue mon index gauche. Ça me fait l’impression d’un coup sec douloureux suivi d’un jet de liquide chaud qui me soulage.

Le comité de réception ne fait pas dans la dentelle. Les « gugusses » sont passablement nerveux. Vaut mieux obtempérer et filer doux devant ces énergumènes chatouillant la gâchette facilement. Ils nous font comprendre de nous déshabiller. Nos chaussures et pantalons changent de destinataires. Nous héritons de leurs frusques repoussantes et pouilleuses. Leurs chaussures bâillant aux corneilles retrouvent la grâce dans nos pieds gelés. Dawai Bistra.

En ce matin (6 Heures) du 18 janvier 1945, je marche avec d’autres groupes (toujours plus nombreux) vers Striekau. Misérable troupeau de loques humaines, tu vas sans le savoir être dirigé vers d’atroces destinées ! Une colonne de chars russes nous croise dans la traversée d’un village. Collés au mur, avec les mains sur la nuque, nous sommes dépouillés une seconde fois. Un nouveau pantalon amidonné d’urine me pendouille le long des jambes, encore heureux que les poux, toujours si hardis ne me grattent pas dans l’abominable bise (et pisse, comme vous voulez).

Je perds d’appréciées bottes que j’avais pu extirper des pieds d’un cadavre. Me voilà détenteur d’horribles godillots troués qui me font grimacer de douleur à chaque pas dans la neige cruelle. Nous sommes adossés contre le mur, les mains sur la tête. Le sang qui coule de la main blessée commence à geler sur ma tête. A notre vue, un tankiste très emporté arrête son char, descend avec son pistolet-mitrailleur et fauche gratis le tas compact.

A côté de moi, s’écroule Spaeter de Hochwald frappé en pleine tête. Le Kamerad Schulz s’écrie en regardant sa montre : « Oh ! le malheureux ! il est tombé exactement à 14 H 30 en ce 18 janvier 1945 ». Cette oraison funèbre (en guise d’épitaphe) met le meurtrier dans une furie sans nom. Il s’empare bien sûr de la montre et assène à l’orateur des coups à assommer un bœuf. Comme un écervelé, il se rue sur l’Alsacien à terre et lui fait pisser le sang, nez et pommettes éclatés. Je me lamente : « Russie sauvage quand tu nous tiens !». On nous enferme pour la nuit dans un poulailler : dix détenus recroquevillés sur deux mètres carrés.

 

7) Sur les chemins d’infortune

Au matin, une marche nous fait avancer vers Sckiernewicze, un camp de transit dont les baraques sont recouvertes de terre. Ancien camp pour prisonniers russes, il devient pour un temps notre bagne. Une lavasse à la feuille de chou sur laquelle flottent les yeux de l’huile frelatée de tournesol remplit de gargouillis incorrects les estomacs affamés. Un pain pour trente-deux est parcimonieusement découpé et chacun hérite d’un morceau de mie grand comme un sucre. (Les miettes récupérées iront à tour de rôle à chacun des affamés). Le bout d’une carcasse de vache nous est balancé dans l’enclos. Les os éclatés sont râpés avec les couvercles échancrés et dentelés des boîtes de conserve, la moelle récupérée donnera un excellent potage distribué dans des gamelles (boîtes de fer blanc). Et le voyage se poursuit.

Je me mets à songer : « Que diable nous réservera demain ? ». Le lendemain ce sont des escadrons de cavalerie qui nous sabrent et nous culbutent volontairement. Des hommes sont descendus. La faim, une si détestable compagne, nous force à arracher au milieu des champs le chou pourri qu’on dégèle entre nos mains gercées. Sur la route, des boîtes de rations entamées sont réchauffées sous l’aisselle. Leur contenu délectable, parfois grisâtre, finit dans nos gosiers avides. La nuit nous voit camper en pleine nature. Une autre fois, des tanks nous poursuivent ; le professeur Weber de Strasbourg a les jambes écrasées. D’autres malheureux sont ratatinés par les chenilles scélérates. Il faut avancer et je m’arrange toujours pour me coincer au milieu de la cohue, les yeux en alerte optimum. Pour étancher la soif, on happe la neige et on la mange. Soudain Rémy chancelle. Il souffre d’abord de crampes puis de mauvaise digestion, symptôme avant-coureur de la dysenterie si ravageuse. Il s’étale de tout son long sur une pierre près d’une rivière. « Laisse-moi là, je préfère crever ici plutôt que de faire dix mètres de plus ». Je ne peux me faire à l’idée de le voir achevé par une sentinelle impitoyable.

Comme le bon samaritain, je le traîne avec moi. « Laisse-moi, on ne survivra pas » gémit-il, inconscient. Quelquefois, des mains charitables se joignent à moi comme celles de Jacoby Lucien de Petite-Rosselle et de Bigel André originaire de Bousbach. Cette via dolorosa se poursuit jusqu’au soir. Un repos salvateur finit par requinquer le miraculé, une soupe réconfortante le remet définitivement sur pied. (Après guerre, il ignorait qu’il me devait la vie). Un bonheur n’arrivant jamais seul, nous sommes parqués dans une « chèvrerie » abandonnée faisant partie d’une ferme collective genre kolkhoze. Nous allons y passer une nuit formidable, étalés sur cinquante centimètres de fumier, de ce fumier réparateur qui fleure bon la chaleur.

Un cri de joie se fait entendre dans le noir : « j’ai trouvé une betterave ! ». Aussitôt, les chercheurs patentés se livrent au jeu de la trouvaille légumineuse. Je tombe aussi sur ma pépite. J’avale cette délicatesse fourrée au crottin : elle semble pour moi cette nuit-là la pomme succulente du paradis. Miserere mei ! Dieu, ayez pitié de moi ! Ah ! qu’ils étaient jolis au matin les boucs puants avec leurs houppelandes badigeonnées d’infâmes chapelets de crotte. Les barbiches mal taillées des commis voyageurs hirsutes donnent un aperçu de ce troupeau humain dépenaillé, jeté sur les routes du grand vide. Les journées hallucinantes se suivent. Les Russes prennent un malin plaisir à nous servir des sardines salées et autres saumures qui nous créent une soif inextinguible. Plus d’une fois je lampe les flaques d’eau boueuse dans les ornières.

 

8) Polawi

Polawi devient pour un temps mon nouveau Lager d’accueil. Je me rends compte que c’est en fait un immense camp de rassemblement. Les soldats prisonniers de la Grande Allemagne et de ses alliés tournent en rond dans cette impressionnante cage barbelée. Une longue fosse autour de laquelle s’échelonnent des centaines de fesses accueille leurs déjections.

La porcherie humaine devant moi ! Je patauge dans la fange nauséabonde avant de prendre place sur le mât libérateur. Des gars impatients nous houspillent pour prendre au plus vite rang, leurs mains triturant nerveusement le haut des chausses. La loi du plus fort prévaut ; dans ce cloaque, je suis devenu un minuscule fétu de paille emporté par un maelström indéfinissable.

Le froid de début mars nous lessive au cours d’interminables séances d’appel. Je me demande si nos gardiens savent compter car inlassablement le doigt calculateur du soldat-comptable se pointe sur les files alignées. Zut ! Les chiffres ne concordent pas, il faut recommencer à zéro. Au cours d’une de ces mémorables opérations de savant calcul, je tombe inconscient sur le sol gelé et je me retrouve peu après allongé sur un bat-flanc rugueux. L’huile de tournesol si généreusement étalée dans les soupes cause, à mon avis, les désordres digestifs générant chez moi la tant redoutée dysenterie. On me transporte au lazaret des prisonniers. Je suis allongé sur des planches placées à mi-hauteur du mur. Au début de la maladie, je peux encore me lever et aller récupérer « l’eau du thé » et la soupe aqueuse agrémentées d’un ridicule Kneckerbrod. Ma faiblesse s’accentue et un matin, lessivé et sans réaction, je sombre dans une léthargie bienveillante. Je me laisse aller à l’abandon progressif de mes forces.

J’ai fini de lutter : bientôt ma raideur s’intensifie. Les « camarades » me déshabillent, on me traîne dehors pour me jeter nu sur un tas de neige. Pourtant, une étincelle de vie s’accroche tenace à l’existence. Je vois. Je vois face à moi dans un cadre bien déterminé le panorama macabre de têtes et de jambes entassées. La mort les a fauchées. Non, pas moi ! Pas moi ! Et je lutte, l’œil toujours alerte dans un corps de marbre. Je vois défiler ma vie claire et précise, avec des arrêts-images sur ma famille heureuse ou sur d’appréciés repas où frites et gâteaux émergent ponctuellement.

 

9)Miracle

Trois officiers battent la semelle non loin de là. Mon corps décharné attire par extraordinaire la dame-aspirant. Elle me délivre un coup de botte et, après avoir croisé mon regard accrocheur, elle lâche :

« Germanski ? Berlin ?

- Niet, lui fais-je comprendre en secouant la tête. 

- Niet Germanski ?

- Franzous ! »  parviens-je à dire dans un suprême effort.

Un second officier s’approche, me questionne et me fait entendre qu’il avait suivi des cours à Paris dans les années 1930. Je n’en peux plus, la paralysie glaciale jette des douleurs inhumaines dans ma tête en ébullition. Il appelle deux sentinelles qui me transportent dans un hôpital pour blessés russes. J’entrevois à nouveau la planche de salut, encore faut-il lutter pour s’y accrocher. La vie s’insuffle progressivement dans mon corps en raideur cadavérique. La faiblesse manifeste m’interdit tout mouvement. Je suis mou comme une chique.

Anouchka, ma bouée de secours, mon infirmière miraculeuse me prodigue, comme une mère-poule, des soins incroyables et m’alimente avec de brefs repas à doses répétitives afin de me remettre d’aplomb. Dès 6 heures du matin, je suis gavé par cette dame-modèle qui me gratifie cinq fois par jour d’une nourriture énergétique. Au jus de fruits de 10 heures agrémenté de rations de guerre et autres conserves, s’ajoute la kacha de midi (la kacha russe (каша) est un plat de type bouillie à base de semoule de sarrasin mondé) suivie d’un goûter calorifique achevé au repas du soir par une nouvelle kacha royale à la viande inestimable, prélevée dans des boîtes américaines.

Anouchka (dont j’aimerais retrouver la trace) tu as été mon ange-gardien. Tu m’as conjugué à ta manière le verbe aimer son prochain en russe car la France quelque part dans ta vie, t’avait marquée.

Mes mains et mes pieds retrouvent progressivement du mouvement. Je peux au bout de quelques jours m’alimenter seul. Mais la dysenterie poursuit ses ravages. La poussière de charbon de bois, l’écorce grillée de bouleau ont bientôt raison de la maladie et régulent mon transit intestinal. Tenant à peine debout, on m’emmène sur une civière aux toilettes, un banal WC ouvert à tous les vents. En guise de papier hygiénique, on me brandit, des liasses de Reichsmark, (devenue monnaie de singe que les troupes russes avaient razziée hors des coffres-forts en Ostpreussen) et j’en profite pour faire la nique au Führer, sous l’œil hilare des infirmiers.

 Soigné, lavé, dorloté, je le suis grâce à mon Anouchka de rêve qui m’extirpe trois éclats d’obus de mes jambes bien grêles. Je me demande, vu la grosseur d’une des billes si je n’avais pas été blessé par une grenade à main dans les dernières heures précédant ma captivité. Et je réalise à ce moment-là, au vu des projectiles, que trois semaines avant, j’avais été bien secoué au cours d’une attaque de tanks.

Avec un bout de bois bloqué dans les dents et un tampon imbibé d’éther sur le nez en guise d’anesthésique, Anouchka s’évertue à m’extraire les éclats acérés. Le pus en a déterminé la localisation. Pour avoir l’air d’un homme courageux et lui montrer qu’un Français sait souffrir en silence, j’endure le martyre face à ma chirurgienne d’occasion.

L’intermède bienheureux s’achève au bout d’une quinzaine de jours. Tandis que son régiment plie bagages et après un adieu aux larmes, le brave Yossef se retrouve à nouveau seul dans la galère. Qu’importe ! Je peux à nouveau mettre un pied devant l’autre et j’ai retrouvé la pleine possession de mes moyens.

De nuit, je suis embarqué sur un camion qui est chargé d’Allemands blessés et qui se dirige vers la gare. Je constate que, dans le lot, je suis un des rares, à ne pas être plâtré.

 

10) Train d’enfer

Nous voilà entassés à étouffer dans un wagon à bestiaux. Cent dix harengs bassinés dans un four lequel va devenir une boîte infernale tout au long de onze jours démentiels. Les crosses des fusils nous ont prestement encagés. Je me retrouve, par terre, à deux mètres du fond, assis dans le bras plâtré d’un blessé à qui je tourne le dos. La pression se fait forte : le malheureux crie dans mes oreilles. Je ne peux bouger, histoire de calmer sa douleur intolérable. Dans cette forêt minérale, les jambes raidies empêchent tout mouvement.

Imaginez les vitupérations d’une centaine d’affamés coincés dans un habitacle électrique où chaque petit déplacement oblige tout le monde à bouger imperceptiblement qu’il le veuille ou non. Une sensation d’étouffement augmente la hantise de l’asphyxie collective. Des bagarres éclatent. Le camarade inconnu se libère dans mon cou tandis que je m’oublie par terre.

Le lendemain soir, mon inconnu meurt. J’ai passé les heures de son agonie à me boucher les oreilles, j’ai senti dans mon dos les forces puis la vie abandonner l’infortuné blessé. Je reste coincé à lui durant neuf interminables journées. Le pus, les matières fécales, l’eau de décomposition des cadavres parfument nos enveloppes charnelles d’une pestilentielle fermentation. Chaque matin, un tonitruant « Skolko chedelwek kaputt ? Combien de cadavres morts ? » troue le silence et quelques morts dévalent le remblai de la voie ferrée. Onze jours de diète complète ; seule l’humidité perlant sur les ferrures des wagons étanche la soif de ma langue gonflée. Le train de la mort, mis sur des voies de garage durant des journées entières, rallie difficilement son port d’attache. Les portions de voies à renouveler, les convois militaires, le rapatriement des usines démantelées ralentissent notre macabre excursion. Nous restons onze jours cloîtrés comme des momies dans ce sarcophage plombé.

 

11) Brest-Litowsk

Au bout de onze jours, enfin l’air pur vivifiant de Brest-Litowsk remet en selle les derniers onze survivants de notre wagon de pestiférés. Dawaï ! Les mitraillettes enragées brandies par des sentinelles déchaînées nous intiment l’ordre de sauter hors de notre cercueil roulant. Six gars sur les onze derniers survivants parviennent péniblement à se rétablir sur le ballast. Suite à leur saut imparfait, cinq nouvelles victimes ankylosées, incapables de se remettre debout à cause de leur corset-piège emplâtre sont abattues devant nous. Moi-même, mû comme un ressort, et dans un ultime effort, je me propulse vers les cinq survivants, les fourmis déchaînées dans les jambes.

La faim a pompé mes dernières réserves. Et sur le chemin de la captivité, un inconnu à la barbe grise devise à mots couvert avec moi : « Si toi et moi nous en réchappons, penses-y, c’est que les chiffres 110-11-11 nous ont porté bonheur. Six survivants aujourd’hui dont toi et moi. Qui vivra encore demain ? »

Un nouvel hôpital de prisonniers m’accueille : on dort à même le béton, le froid généreux s’infiltrant entre les fenêtres grillagées de barbelés. D’autres compagnons couchent sous les tentes dans des conditions déplorables à cause du dégel (tel Reisinger, gravement malade, de Forbach). Muller Marcel déambule en pyjama dans les chambres. Victime d’un Kopfschuss (tir à la tête) qui le handicape, il n’hésite pas à venir aux nouvelles et à redonner de l’espoir à plus faible que lui: «Y-a-t-il des gars de Sarreguemines ou de Forbach ici ?

- Oui, moi, mais je suis de Merlebach.

- Ecoute-moi. Si tu veux survivre, tâche d’être demain dès 6 heures du matin au portail. Les gardes cherchent des volontaires pour aller faire enterrer des milliers de morts ».

Je me hâte de bon matin vers les grilles pour espérer me reconvertir en fossoyeur de mes semblables. Je le deviens le second jour, encore faut-il se servir des poings pour y arriver. Nous sommes huit heureux nécro-porteurs. Le travail consiste à véhiculer à quatre par charrette la pyramide des cadavres vers la fosse commune. Les deux paires de croque-morts saisissent les corps et les balancent sur la plate-forme.

Lorsqu’une bonne dizaine de ces pauvres individus s’étale dessus, on bâche le véhicule pour l’amener au bord de la tranchée remplie d’eau. La vue de ces morts, boursouflés par la putréfaction ou aux crânes évidés par les dents voraces des rats ne me gène guère. Un sentiment animal de survie prédomine désormais ma sensibilité. La puanteur me laisse indifférent; nos gardes plus délicats ont enveloppé leur visage dans des cache-nez protecteur.

Un casse-croûte matinal nous donne du tonus, ainsi que les repas copieux de midi et du soir. Que n’aurais-je pas fait pour ne pas mourir de faim ?

Le dégel de mai s’accentue, le bourbier intensifie la difficulté. Le second jour, durant l’après-midi, un cadavre empoigné aux bras rendus visqueux par la décrépitude et dont la peau lâche, file entre mes doigts. Avant de le propulser dans la fosse commune, je m’essuie les mains gluantes sur le devant de ma veste. Une jeune sentinelle voit le manège et dans un moment de furie bestiale, me fait culbuter tête première dans l’eau glacée de la piscine. A chaque effort pour sortir de cet aquarium funèbre, la crosse du fusil m’envoie rejoindre les cadavres flottants. L’énergumène prend du plaisir à ce jeu funeste, ma résistance décline à force de me dépêtrer au milieu des dépouilles embarrassantes d’autant plus que l’eau clapote soixante centimètres plus bas que le rebord du trou. Je plante avec l’énergie du désespoir mes griffes dans le talus glaiseux. Aussitôt, la satanée crosse me rejette dans la mare aux cadavres. Le second gardien, écœuré des agissements de son acolyte, tire en l’air pour le ramener à la raison. Pendant qu’ils s’engueulent, j’en profite pour retrouver la terre ferme. Je me remets instantanément à la besogne jurant les grands dieux qu’on ne m’y reprendrait plus. Adieu donc, pain bénit au sucre revivifiant. Adieu donc popotes garnies aux légumes et viandes si riches de vie !

Je retourne au camp parmi des milliers de Kriegsgefangene aux nationalités diverses : on y trouve même des Français prisonniers des Allemands depuis 1940 !

On cherche des volontaires pour travailler à l’extérieur. Je fais partie du dawaï kommando, où des milliers de prisonniers s’échinent et s’épuisent à l’aide de pelles (en bois) à remuer des montagnes de déblais. Il faut ériger une plate-forme ferroviaire pour que les convois de wagons venant d’Allemagne puissent décharger leurs cargaisons à partir de rampes inclinées que nous aménageons vers les wagons russes.

Il faut savoir que l’écartement des voies est plus grand dans l’Union Soviétique et interdit donc tout trafic international. Seul recours: décharger ! Les rampes d’accès sont faites le long d’un talus artificiel avec des traverses de chemin de fer. A côté, se produisent les forçats travaillant en rondes. Ils décapent en d’incessants coups de pelles l’argile rébarbative. Une noria de milliers de transbordeurs humains munis d’une espèce de civière encagée transfère l’excès de terre plus loin sur le monticule. Là-haut, les coolies renversent leur charge que des niveleurs à l’aide de planches rectifient. Grâce à cette ingénieuse plate-forme, un immense butin de récupération transite par Brest-Litovsk. Ces prises de guerre coûtent la vie à des milliers de prisonniers tombant d’inanition pendant ce travail démesuré.

Pour lutter contre le typhus et combattre les poux rebelles, nous passons par le sauna. Tandis que nos habits sont étuvés puis récupérés après le rasage, nous avons droit à la douche du gobelet. On nous distribue l’équivalent d’une tasse. Aspirant l’eau, je la recrache dans mes mains et c’est ainsi que je me lave. Tous mes camarades procèdent aux mêmes ablutions. Puis nous passons au «salon de coiffure» où deux gardiennes délurées nous ratiboisent tout le système pileux. Sous les éclats de rire et les sous-entendus triviaux, elles étirent notre attribut masculin pour mieux, plaisantent-elles, le rendre chauve. Ce voyeurisme nous déplaît et le palpation inhibe encore davantage l’âme pudibonde de nos squelettes ambulants.

On cherche des spécialistes et voilà le vaillant boulanger que je suis bombardé électricien de première classe. J’ai en effet imaginé utiliser les goulots -des bouteilles de bière munie de bouchons de porcelaine comme isolateurs. Des officiers ingénieurs allemands fabriquent des générateurs avec des locomotives dont les roues ont été enlevées et qui reposent sur des traverses entassées. La vapeur produite actionne des turbines qui entraînent des dynamos générant du courant électrique. Encore faut-il le véhiculer. Mes ingénieuses « tasses » isolantes clouées sur des poteaux servent de support aux fils électriques s’avérant être au départ du vulgaire fil de fer barbelé !

A la guerre comme à la guerre. Je suis repéré comme Spezialist du système D. Un major russe me fait venir pour que je lui répare ses trois radios chapardées en Allemagne. Aucune ne fonctionne. Je suis dans le pétrin, foi de boulanger. Mais en interchangeant les lampes et autres éléments, je finis par faire retrouver la voix à l’une de ces boîtes-à-musiques. Et fier comme Artaban, je signifie au commandant que les deux autres postes sont à jeter.

Devenu son artisan-fétiche, il me demande de blanchir une salle du mess des officiers. De la chaux est récupérée et avec un pinceau artisanal (j’ai écrasé les fibres ligneuses d’une branche de troène pour en faire des poils) je lui enjolive la pièce. Il veut que je lui dessine une étoile rouge au plafond. Deux briques rouges concassées et moulues en farine servent à peindre l’astre. Mes doigts brûlés demandent pitié. Karacho ! Très bien. L’officier m’a à la bonne. J’en profite pour me fabriquer quelques ustensiles : canif à partir d’un clou aplati, gamelle avec couvercle tirée d’une conserve. J’ai droit à de la nourriture mémorable. Il me demande aussi de repeindre en rouge tomate toute sa chambre. Huit briques passent à la moulinette. Bientôt il peut s’endormir dans sa pièce, temple rubicond de sa foi communiste.

On est en juin. On nous avise que tous les étrangers (Tchèques, Italiens, Roumains, Français, (dont certains, prisonniers depuis 1940) vont partir en convoi vers leurs pays d’origine. Des groupes se forment, passant par Smolensk, par Kiev. Va-t-on faire le tour de Russie ? Le trajet nous paraît interminable. Notre convoi s’arrête enfin dans la banlieue de Moscou. Un tram emmène quelques prisonniers refaire des routes avec des pavés en bois. Ce sont des cubes parfaitement équarris de 30 cm de long que nous posons à la place de l’asphalte. A midi, la sentinelle nous déquille un corbeau ; deux vieux assis à nous regarder faire sont chargés de sa cuisson.

A un moment donné, nous obtenons l’autorisation d’aller nous régaler. L’un des ancêtres, rescapé de la guerre 14-18 me parle en un allemand correct. Il gémit sur son sort malheureux de père. Le commissaire du quartier a fait déporter sa fille chérie qui se refusait à lui. Sur un papier provenant d’un sac de ciment, il m’écrit le nom adoré pensant que je pourrais un jour la retrouver dans un camp quelconque.

Puis, nous sommes véhiculés par camion vers un kolkhoze du nom de Katounga. Le travail me plaît tout comme la table d’hôte où nous sommes accueillis comme des chefs. Etape de courte durée. On apprend au Français que je suis (je porte une cocarde bleu-blanc-rouge au bras) qu’un officier est à la recherche des Franzouski. Je pars en camion puis en train vers Rada, la gare dite de Tambov.

 

11) Tambow

Je me retrouve cantonné dans la baraque de quarantaine. Quelques vagues souvenirs me reviennent. Rats et bêtes à ressort nous agressent continuellement. J’ai également participé à une collecte de bois : nous avons tout bonnement plié des arbustes jusqu’à brisure.

Je retrouve, devinez qui ?... l’ami Rémy Zitter+ que j’avais perdu de vue lors de ma perte de connaissance à Polawi (cf. son témoignage Dans les griffes de l’oURSS)..

Il peut serrer la main de son Josy à travers le grillage de barbelés qui nous sépare. Je suis rapatrié parmi les premiers: les plus malades et les plus jeunes ont droit à cet honneur. Je vends en cours de route tous mes habits pour les échanger contre de la nourriture. J’arrive en chemise, pauvre comme Job, dans la zone anglaise.

Je me rétablis difficilement de cette odyssée. Je suis opéré à l’hôpital Legouest pour l’extrusion d’un éclat ; je subis également une jaunisse que les piqûres administrées ne peuvent circonscrire.

Est-ce la cordelette que ma grand-mère a piquée de seize gousses d’ail autour de mon cou qui en active la guérison ? Remède de vieille femme, sans fondement, diront les sceptiques. Mais le colonel-médecin est forcément interloqué en me revoyant en meilleure forme quelques mois plus tard au point d’appeler cette thérapie-de-bonne-maman un miracle inexplicable aux yeux de la Science !

 


 


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