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Nicolas Alphonse Eloi, né le 1er décembre 1924 
 
Etre né en fin d’année comporte de multiples inconvénients, que ce soit au niveau de la scolarité ou par rapport à son contingent d’âge. Un camarade né par exemple en début d’année civile aura acquis plus de maturité ou de force physique que son benjamin né dix mois plus tard ! Et pourtant, pour l’état-civil, ils sont nés dans la même année!
 
Né le 1er décembre 1924 à la Saint-Eloi, je n’avais pas encore dix-huit ans quand j’ai été incorporé dans la Wehrmacht. 
 
R.A.D. 

En avril 1942, je me retrouve à Mainz-Finthen dans un camp du R.A.D . en compagnie de nombreux Mosellans à m’épuiser en de pénibles travaux de terrassement pour aménager une piste d’envol. Munis de brouettes et de pelles, nous procédons ainsi durant deux mois à l’aplanissement d’un terrain 
d’aviation. Je n’ai pas vu d’avions, notre piste était en phase de préparation. Nous avons la possibilité de sortir le week-end. Puis je suis affecté à Aschersleben, ville de Saxe, à la fabrique de munitions (Muna). 
A côté des heures de garde passées dans la guérite à l’entrée du camp (cf. photo de la relève de la garde, Wachablösung), ma principale besogne consiste à travailler à la chaîne, en l’occurrence à la fabrication des obus d’acier. Muni d’une pipe de coulée remplie de cire liquide chaude, je transvase cette substance fusible dans l’enveloppe d’un obus vide. Tandis qu’un de mes voisins déballe la charge cylindrique de soufre qui est conditionnée dans du papier paraffiné de couleur rouge, son vis-à -vis visse cette matière explosive d’un tour de main habile dans l’ogive creuse (pot). 
 

Et ma cire industrielle (Montanwachs) qui a agi entretemps comme de la colle la sertit rapidement. Chaque tâcheron a un rôle très précis à exécuter. Les uns 
installent dans la forme-avant de l’obus la fusée-détonateur en aluminium, d’autres placent des joints d’étanchéité (collerettes) entre le pot et la coiffe supérieure qui contient le système d’armement. 
 
Dans la tête du projectile appelée aussi fusée d’artillerie, le système percutant, comme chacun le sait, allume au moment de l’impact sur le sol, cette charge de soufre située dans le culot de l’obus qui explose alors en centaines d’éclats meurtriers. Par contre, le remplissage de la poudre noire dans les douilles de laiton n’est pas de notre ressort et incombe à une autre usine. Des ouvrières sont chargées de peindre des références et des inscriptions de couleur verte sur les flancs des obus, afin de pouvoir retrouver la fabrique d’origine en cas d’explosion d’un obus défectueux (et surtout en punir les saboteurs). Comme vous le constatez, tout est minutieusement agencé et contrôlé pour que les obus n’explosent pas sur le pas-de-tir au moment de leur mise en service au front. 
 
Puis au bout de deux-trois semaines, je suis dirigé au fond de la mine de sel où je procède, avec d’autres manœuvres, à la mise en sécurité et au stockage des caisses d’obus. Dignes des féeries des mille-et-une-nuits, les étincelantes galeries de cristaux sont impressionnantes avec leurs piliers de soutènement de diamètre respectable. Toutes les armées U.S. et l’ingéniosité de Nobel n’auraient pas réussi, en aucune manière, à détruire ce refuge situé à 200-300 mètres de profondeur. Manquant de soleil et de lumière naturelle, mes parents ont cru que j’avais attrapé la jaunisse en revenant à la maison ! 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
WEHRMACHT
 
Je suis appelé à la caserne Augusta de Coblence, là où le Rhin et la Moselle confluent. Ponctuée de sorties culturelles (cinéma, théâtre, école de danse), la vie de recrue n’est pas désagréable dans cette ville de Koblenz où, rappelons-le, est né en 1926 Valéry Giscard d’Estaing, à l’époque où son père y exerçait la fonction de consul de France. J’ai assisté à deux opérettes : Das Land des Lächelns, et der Zigeuner Baron. Le manger est correct. J’ai même droit à des permissions spéciales liées à mes prouesses au tir. « Attention, me dit un ancien, tu vas filer au front comme tireur d’élite ! » J’ai aussitôt cessé de faire des cartons. De Coblence, nous partons parfois à l’Übungsplatz de Baumholder et revenons à pied par Idar Oberstein, une ville qui doit sa renommée à la taille des pierres précieuses. (Pour la petite histoire, je perdrai, après ma blessure reçue au front, une aigue-marine (Aquamarine Stein) qu’un camarade sarrois bienveillant m’avait offerte). 
 
C’est une marche harassante de 60 km à travers les collines du Hundsrück. Vu les difficultés du parcours, une voiture-balai a été prévue pour récupérer les éclopés. Alfred Kneveler de Pontpierre m’accompagne durant le périple. Fourbus par la randonnée, nous sommes hébergés pour la nuit par une famille allemande. Le père Geis n’est pas nazi pour un pfennig, sans doute parce qu’il vient de perdre son fils mort au front. Il s’enquiert de nos origines et nous propose l’hospitalité : beurre, pain, vin chaud détendent l’atmosphère. Durant notre formation, nous avons aussi eu l’occasion de pratiquer du ski de fond ; au soir, des pommes de terre 
rôties servies par une fermière nous font oublier les dépenses d’énergie consacrées à l’art de fendre la neige sur lattes. 
 
 

En janvier 1943, c’est le départ vers le front russe ; nous allons passer trois semaines dans les wagons-à -bestiaux. Un litre de Wacholderschnaps (eau-de-vie de genièvre) et un morceau appréciable de lard font partie de notre approvisionnement. Passage par Berlin. Attente de 2-3 jours à Varsovie (je n’ai pas vu le ghetto). 
 
Arrêt à la gare de Brest-Litowsk qui grouille de permissionnaires et de soldats de toutes armes en partance vers les fronts de guerre. Dans ce point de 
jonction névralgique (Knotenpunkt), je me rappelle avoir utilisé les latrines publiques, un lieu collectif ouvert à tous les regards, où le commun des 
trouffions assis côte à côte, fesse à fesse, le cul sur une longue perche, délivre sans gêne ses excréments. C’est la maison-cabinets avec sa main courante où 
l’on défèque sans pudeur, sans inhibition. Tous logés à la même enseigne spartiate, le service militaire avait fait de nous à 18 ans des surhommes pétris 
dans la même chair indestructible, le drill en avait nivelé les classes. Quelle n’est pas ma surprise en débarquant à la gare de Minsk d’y entendre 
parler français ! Je me suis approché du groupe qui jouait à la belote, sans dire qui j’étais ; étant discret et peu démonstratif de nature, ce qui vous évite 
toutes sortes d’ennuis, j’ai pensé que c’étaient des gars de la LVF, la Légion des Volontaires Français. Mais le doute sur leur origine est permis. Peut-être 
était-ce après tout des Wallons de la division Degrelle, eux aussi recrutés en grande majorité par voie d’affiches pour aller terrasser les Bolcheviques ?
Le voyage continue par Smolensk où j’ai pu descendre à quai et déambuler autour de la gare. Les civils russes ne sont pas d’une propreté irréprochable : là, je viens de découvrir la Misère personnifiée en guenilles ! Descendant ensuite par train vers Briansk, nous rallions la ville d’Orel en camions. Notre compagnie forte de 120 soldats est composée de Sarrois, d’Allemands (en majorité des Coblençois) et de Mosellans. Notre section arrive à pieds en première ligne, carabine à l’épaule. 
(Je n’ai jamais tiré sur un soldat russe). Début février, je stationne au bord de la rivière Chisdra ; un épais manteau de neige moutonne sur les berges. Envoyé 
au Tross (train des équipages), je suis une formation rapide de Melder pour m’habituer au maniement des Bertha et Dora Geräte : comme nous le renseigne 
la photo, ce sont deux coffrets munis chacun d’une antenne, l’un étant l’émetteur, l’autre le récepteur. En deux semaines, je maîtrise suffisamment l’alphabet morse pour être renvoyé dans mon unité. Il faut avoir de l’oreille ! 
 
 

En effet, les sonorités plus ou moins longues défilent sans discontinuer, je les traduis en points et tirets qu’il me suffit ensuite de convertir en lettres voire en 
chiffres. Parfois, je fais répéter le message par précaution. Sur la tablette en bakélite se trouve la touche de morse. Simple exécutant, je n’ai pas de grande responsabilité dans cet exercice. C’est plutôt l’affaire d’un ancien de 26 ans, plus rompu que moi à ce poste de téléphoniste-radio-opérateur : vétéran de guerre, ce dernier revient d’un séjour divin en Normandie et maudit la Russie, en pestant constamment sur les conditions lamentables de son existence. 
 
Notre mission consiste à recevoir des ordres en morse et à transmettre des messages codés aux officiers à l’arrière ou à nos compagnies voisines stationnées de part et d’autre de notre position. Ce double appareil portable qui véhicule, par la voie des ondes, divers renseignements cryptés pouvant porter sur les préparatifs d’attaque ennemis, sur la correction de nos tirs de batterie à recadrer ou sur le déclenchement des assauts russes cherchant à culbuter nos lignes, m’a un jour sauvé la vie en m’évitant d’être blessé au dos. Lors d’une salve, un éclat avait percuté mon appareil (Tornistergerät) ; son impact m’a propulsé par terre. En me relevant, j’ai constaté que le coffret sanglé dans mon dos était cisaillé de travers et inutilisable. 
 
J’ai donc été à nouveau formé pour être initié sur un modèle bien moins performant, un Feldfunksprechapparat, doté d’un laryngophone. Placés dans une tranchée dont j’ai camouflée la présence avec des branches d’arbre plantées sur le parapet, nous surveillons les lieux et attendons les messages. 
Comme les ondes radio se diffusent dans toutes les directions, et a fortiori chez l’ennemi ! il nous faut envoyer à l’arrière des communications de façon sûre, et avant tout incompréhensibles pour l’adversaire avec des noms de code (Deckname) qui sont remplacés quotidiennement. 
 
« Hier ist Tiger.... 
- Bitte Löwe, kommen. (Mot de passe pour délivrer des messages). Nous convenons aussi à l’avance de changements de fréquence que nous modifions journellement. A titre d’information, un observateur avancé (à ne pas confondre avec un Melder) guette les faits et gestes de l’adversaire, précise au canonnier-chef la localisation de l’ennemi et le résultat des tirs sur telle ou telle portion de terrain. Planqué dans une tranchée, il lui faut repérer les troupes ennemies, assurer la liaison de la première ligne avec l’arrière, rectifier les tirs d’obus de peur de les voir s’abattre sur nos rangs, et dans ce cas les décimer, comme cela arrive hélas de temps en temps. Quand un mouvement ennemi est perceptible, le vorgeschobene Beobachter (observateur avancé) en informe ses supérieurs, et c’est le chef de batterie averti qui décide si tous les canons ou non doivent se mettre en action. En contact-radio avec les contrebatteries amies, le guetteur ne détaille pas la vision précise du terrain qui s’étend devant lui dont la description trop explicite pourrait lui valoir une réplique musclée de la partie adverse ! mais il émet une image militaire décomposée en repères chiffrés sur une carte d’état-major, ein Planquadrat. 
 
Exemple de message : « tirez dans le carré QY 18524 ». Ces coordonnées détenues également par les servants du parc d’artillerie leur permettront d’y concentrer les salves pour arrêter une incursion de chars, par exemple. Quant aux mitrailleurs, ils se trouvent dans des sapes aménagées à l’avant des tranchées, de préférence dans un endroit élevé servant d’observatoire. Passant un jour dans leurs parages, j’ai pu scruter sans risques les alentours avec une binoculaire (Scherefernrohr), car dresser la tête au-dessus du parapet attire la balle du sniper. J’ai ainsi pu voir circuler de l’autre côté de la Chisdra des soldats russes bien inconscients. Nous passons sept mois difficiles dans la neige et le froid. Dans les bunkers inconfortables, nous couchons sur des litières faites de rondins de bouleau et garnies de branchages et de foin, la toile de tente faisant office de drap. Malgré l’hygiène précaire, je n’ai jamais attrapé de rhume. A la longue pourtant, j’en avais plein le dos. L’arrivée du printemps est un ravissement général, hélas bien éphémère : les oiseaux migrateurs lancent leurs trilles, pépient de mille chants mais cet interlude musical prend trop vite fin à mon goût. 
 
 

J’attrape un jeune hibou tombé d’un nid. Je lui creuse une niche dans la paroi de la tranchée, cavité autour de laquelle je plante des bâtonnets en guise de grillage. Au début, je le nourris avec mes restes de nourriture. Lorsque le lieutenant apprend la présence de l’oiseau, il ordonne aux civils travaillant dans les dépôts de l’arrière d’attraper des souris que les responsables de corvée de gamelles ramènent alors durant l’après-midi au volatile ! J’entends la glace de la rivière Chisdra craquer sous l’effet du dégel lorsque je pars me ressourcer au Tross. Mais ce mois d’Avril sur fond bucolique n’est pas de tout repos ; nous sommes mis à rude épreuve par des troupes sacrifiées poussant leurs hourrés qui vous glacent le sang. Soumis au feu démentiel des déflagrations d’obus annonçant à chaque fois une attaque, il nous faut résister aux incursions des unités de l’Armée Rouge galvanisées par la poigne énergique de leurs commissaires politiques. 
 
Je me rappelle avoir relayé un matin le message suivant : « eine brüllende Kuh auf grüner Mulde, littéralement, une vache mugissante sur une verte dépression de terrain ! » Je n’ai pas saisi immédiatement le sens de la communication mais lorsque j’ai vu passer les dinosaures volants accompagnés de leur terrifiant hurlement métallique, je me suis dit que les Russes allaient en faire une tête à la réception de ces torpilles aux volutes fumant dans les airs comme des queues de comète. Renseignements pris, j’apprends qu’il s’agit de Nebelwerfer, des lanceurs de brouillard : leur fonction fumigène restant secondaire, ce sont tout bonnement des lance-roquettes multiples montés sur trépied en bois et qui tirent en rafales, à l’image des katiouchas russes ! 
 
Le même soir, alors que je suis à nouveau installé dans une sape, j’entends le haut-parleur russe grésiller puis annoncer clairement : « Hier spricht euer Kamerad Behr Louis, ich bin übergelaufen, ich habe schönen roten Stieffel, je me suis évadé, je dispose de belles bottes rouges, je suis bien traité, ma gamelle est bien remplie, les Russes m’ont recueilli dans leur bateau pneumatique (Schlauchboot) ... » 
 
Le Mosellan s’était esquivé durant sa garde ; à la relève de midi, on nous l’avait signalé disparu. Je suppose qu’il s’est dirigé vers la rivière et a nagé vers les Russes. Méfiant, je n’ai jamais voulu m’évader, considérant que les Soviétiques ne pouvaient pas connaître notre situation si particulière de Lorrains. Au cours du printemps, dans les forêts bordant notre secteur, ont lieu des escarmouches continuelles pour sonder nos lignes de résistance. Avions, artillerie et orgues de Staline se relaient pour ne pas être de reste. Le grand chambardement ! Certains jours, j’ai l’impression que la Terre va sombrer. C’est un concert infernal ponctué d’éclatements de mines qui labourent le terrain, pulvérisent les barbelés et répondent en écho à l’explosion en cascade des obus. Mon voisin luxembourgeois a la gorge percée. Les gargouillis qui s’échappent de son larynx n’annoncent rien de bon, un infirmier tente de le secourir. Un soir, près de nos tranchées proches des positions ennemies séparées par la Chisdra, notre patrouille de reconnaissance doit dérouler des caillebotis (Matte) le long des rives bourbeuses de la rivière, ceci pour mieux évoluer dans le marais et pouvoir atteindre une surélévation plantée de bosquets de pins et de bouleaux, d’où l’on domine le panorama.
 
Epuisé par la pérégrination, je m’assois dans la nuit noire sur une souche. Horreur ! Ayant entendu des craquements, je me retourne et je constate que je suis assis sur les corps momifiés, desséchés de fantassins russes ! Lors de ces incursions dans le nomansland, je parvenais d’habitude à prélever sur le tronc 
d’un bouleau une bande de son écorce parcheminée : je m’en servais ensuite de papier à lettre pour faire parvenir un souvenir original aux miens. Mais cette nuit-là, la vue des macchabées m’enleva toute envie de poursuivre ma correspondance sur cet original papier végétal. 
 
Le 10 juin 1943, je me rappelle bien de la date, un avion d’observation russe (Kaffeemühle) patrouille en ronds d’observation, ce qui ne présage rien de bon ! Effectivement, le bombardement ne tarde pas. Au milieu d’un déluge d’obus, je dois ramper à la manière du lézard, le nez dans les pâquerettes. La consigne est surtout de ne pas se lever, les Russes, postés comme des chasseurs à l’affût, nous attendent au tournant. Sous les tirs de fusil et les explosions, je traverse des champs de blé en rampant comme un beau diable, fusil bloqué dans le creux des coudes, je me jette à chaque fois dans des bosquets providentiels lors du bruit si particulier du départ des mortiers dont les ogives se fragmentent en éclats meurtriers qui balaient la surface alentour. 
 
Et lors d’un sifflement caractéristique ne présageant rien de bon, je peux plonger in extremis dans un trou d’eau pour éviter les rasantes billes d’acier, et lorsque je me relève, je grouille de larves aquatiques (Wasserboben). Alors que je me débarrasse des bestioles, j’entends des gémissements : Houllé Edmond, apprenti laborantin, se tord de douleur dans la tranchée, une balle lui a traversé le coude (blessure qui entraînera par la suite gêne et paralysie). L’éclopé est emmené à l’arrière sur un panjewagen. 
 
Après un nouvel affrontement, je fais partie d’une patrouille chargée d’aller récupérer à l’aurore les blessés russes. Un haut-parleur allemand a demandé un cessez-le-feu provisoire. Armé d’un pistolet, j’aperçois un Mongol lever les bras au milieu des cadavres de ses compatriotes : il provient d’une compagnie disciplinaire. Ensuite, en compagnie d’un Alsacien, un dénommé Cuisinier (que les Allemands appelaient Kouisenirre), je pars à l’arrière chercher du ravitaillement. Nous avons enfilé à cet effet les gamelles dans une perche. Méfiance ! Les obus de mortier éclatent de ci de là. Les oreilles sur le qui-vive pendant la marche, je réagis au quart de tour en me planquant au sol dès le départ d’un nouvel obus qui dissémine aussitôt ses éclats autour de nous. Je me relève ; Cuisinier gît tout pâle par terre. Tiens, est-il malade ? Non, il vient d’être salement mouché. J’appelle l’infirmier qui l’embarque sur une carriole. J’apprendrai par la suite que les intestins du compatriote avaient été perforés en sept endroits différents, et qu’il s’en est bien remis. 
 
Suite à l’échec de l’Opération Zitadelle déclenchée le 5 juillet 1943 et qui entraînera l’abandon de l’arc d’Orel, des retraites successives par étapes journalières de 10-15 km nous ramènent dans le saillant de Wiazma. De pauvres civils creusent des tranchées qui nous servent quelque peu de rempart, le temps de mettre à profit la préparation d’un nouveau fossé provisoire d’arrêt face aux Russes qui nous collent constamment aux basques. 
 
Terre brûlée ! Face à l’infériorité de la Wehrmacht constatée par les renforts arrivant toujours zu spät und zu wenig (trop tard et trop peu), la nouvelle stratégie allemande consiste à dépouiller les contrées de toutes leurs ressources pour empêcher les Soviétiques, en attente de ravitaillement, de fondre sur leur proie en déroute. Die brennende Erde : il s’agit de créer le désert pour ralentir l’avancée ennemie. Isbas incendiées au milieu des villages en feu, troupeaux razziés, civils emmenés, moissons carbonisées, outillages et machines emportées, c’est un spectacle de désolation. La soldatesque teutonne est sans pitié : j’ai vu une pauvresse se traîner dans la boue sous les quolibets des sous-officiers. Ah ! La guerre et sa férocité ! 
 
Un jour, un T.34 nous poursuit, je peux disparaître dans les sous-bois en filant comme un lièvre. Un gars de Thionville atteint par un obus, pisse le sang, sanguinolent de la tête au pied. Le petit bonhomme d’Hermeskeil tombe près de Kritschew. Le 14 juillet, c’est Kneveler Alfred qui est drôlement secoué : il a le pied coupé par une vilaine blessure. D’intransigeants intendants allemands gardent jalousement leurs stocks de nourriture ramenés si chèrement du Vaterland. Ces nourritures prisées, cette essence vitale, les munitions salvatrices et les pièces de rechange appréciées ayant échappé aux tentatives de destruction des partisans, partiront-elles en fumée au moment de la retraite ? alors qu’elles nous seraient si utiles, là maintenant, pour arrêter les unités de Staline, championnes de 
l’improvisation ! A la vue des stocks de nourriture jalousement gardés, je rêve de délicieuses boîtes de rillettes made in France, de cognac et d’aimables friandises : cet apport princier nous changerait des oignons et des courgettes que nous glanons parfois dans les jardins. 
 
Il nous faut refluer constamment sous les coups de boutoir de l’adversaire. Dormant en marchant, je me suis réveillé un soir, écroulé par terre, complètement épuisé ! Il est vrai que les Russes nous poursuivent sans répit. Il n’y aura que 6 rescapés sur les 120 recrues affectés au départ à notre 3. Grenadier Regiment 317 ! Du côté de Wiazma, une compagnie de réserve dont je fais partie est reconstituée pour relancer l’attaque. Je n’ai plus d’appareil-radio. Un lieutenant nous donne le signal de l’assaut avec son bras et son poing serré qui descend plusieurs fois comme s’il tirait un signal d’alarme. Los ! Aufstehen ! Marsch ! Je saute d’un trou d’obus dans un autre, en zigzag, à la recherche d’entonnoirs providentiels qui constituent pour moi des abris salutaires face aux éclats d’acier coupants comme des lames de rasoir. 
 
J’ai tous mes sens en alerte, il faut ouvrir l’œil, question de vie ou de mort ! J’aperçois un jeune Russe sauter sur le bord de la tranchée et arroser avec son pistolet-mitrailleur notre groupe ; des gars s’affalent, notre gradé s’effondre aussi. Je constate alors que je suis blessé. Ça y est ! Mon compte est bon, je vais mourir, j’ai pensé à mes parents. Au bout de quelques secondes, je réalise que je vis toujours. Mon cœur bat. Je suis touché par un I.G, un Infanterie Geschoss, une balle d’infanterie. Le projectile qui m’est entré par le haut de l’épaule gauche est sorti sous le bord de l’omoplate en raison de ma position accroupie : j’étais à genoux au moment de l’impact. J’appelle vainement le Sanitäter ; c’est un aspirant de Sarrebruck qui me pose les bandages de premiers soins. La fiche sanitaire établie le 19 août 1943 précise une pénétration par l’omoplate qui a touché les nerfs et qui entraîne une paralysie de mes doigts. Le nerf médian est sectionné, et les nerfs radialis, ulnaris et plexus sont également atteints. Un Oberartz m’administre une piqûre antitétanique, un inconnu jouant le bon samaritain (pour s’esquiver par la même occasion du pétrin) m’emmène vers le Hauptverbandplatz, situé à côté de la Rollbahn. J’y retrouve Pierre Filliung de Hellering souffrant mille supplices avec sa rotule arrachée.
 
Quant à moi, je supporte la douleur. Par Roslavl et à travers l’Ukraine et ses fenaisons, notre train rallie Brest-Litovsk. Malheur ! En cours de route, notre convoi saute en l’air. Avec mon bras en écharpe j’ai pu agripper, au moment de l’explosion, un anneau qui sert à entraver les chevaux dans les wagons tandis que des blessés assis au bord de la porte coulissante ouverte sont propulsés dehors, le long du talus. J’ai la sensation d’être à la fête foraine, sur le manège des montagnes russes, au moment où les roues déraillent sur les traverses déglinguées. Propulsé contre les parois du wagon, je ressens une très vive douleur. 22 morts, tel est le bilan meurtrier de cette attaque. 
 
Un Kommando de représailles est constitué qui part à la recherche des partisans qui ont largement eu le temps de disparaître dans la nature. Par Berlin, Hanovre et Braunschweig, j’arrive dans le village d’Elend (qui veut dire calamité !) mais à propos duquel on révise très vite son jugement car c’est un lieu de cure de rêve qui se déroule à l’Hôtel Sankt Hubertus. Ici, dans le Harz, c’est le Paradis comparé au front russe ! Le cadre champêtre est idyllique, et les clochettes des 
vaches me font oublier le fracas de la guerre. Flexion palmaire, mouvement rotatif du poignet et mobilité du coude me handicapent lourdement. Vu la gravité 
de ma blessure, je vadrouille de spécialiste en spécialiste. On préconise des Heissluftmassage (massages à la vapeur d’eau chaude), des applications d’électrodes qui me font l’effet de l’acier chaud traversant mes chairs, des bains et de la kinésithérapie pour faire retrouver à mon bras la plénitude de ses facultés. De l’hôpital de Magdebourg, je demande à me rapprocher de chez moi ; je transite par le lazaret de Forbach le 12 novembre 1943, puis par l’établissement hospitalier du Saint-Esprit de Sarrebruck la semaine suivante. 
 
Le 20 mars 1944, toujours en traitement, je suis soigné à Montigny-lès-Metz au Petit-Séminaire (Reserve Lazarett III). Je rends visite à mon grand-oncle, chef de gare, qui habite non loin de là. Les raids aériens U.S. prennent la gare du Sablon pour cible. Fliegeralarm ! Décidément, même à Metz, on n’est nulle part en sécurité ! Comme aucune amélioration n’est en vue, c’est le Professor Haberkorn de Trèves qui ose finalement m’opérer le 8 août ; il élimine les excroissances qui s’étaient formées sur mes tendons et mes nerfs, au bout de pratiquement un an de valse-hésitation.
 
Je suis alité au Katherine Stiftspital de Trèves. Le 1er septembre, Trèves est bombardée. Devant l’arrivée des chars de Patton, la direction de l’établissement 
décide de nous rapatrier vers le centre de l’Allemagne. A force de convictions, j’arrive à convaincre le secrétaire de me délivrer un bon de sortie vers l’hôpital De Guise à Forbach. Le bras en bandoulière, je file sur Sarrebruck le lendemain ; je peux encore prendre le dernier tram vers le bassin houiller. Après le carrefour de Schoeneck, je remonte la vallée d’Oeting pour rentrer chez moi à Folkling. Un jour, la Feldgendarmerie m’interpelle, réclame mes papiers que je n’ai pas sur moi. « Demandez donc au Ortsbauerführer Nicolas Stablo, il me connaît » leur dis-je. Ils avisent une Alsacienne qui travaille chez lui. Pour sûr, la demoiselle blonde ignore mon identité. Je demande à la brave servante d’aller quérir son patron. Mes chiens-policiers étaient à la recherche d’un dénommé Caspar Raymond. Je suis aussi l’un des rares témoins à avoir vu un V.1 survoler mon village. L’engin pétaradant finit par s’écraser dans le village voisin de Tenteling où il fit des victimes. Lorsque les Américains libèrent Folkling, je me tiens caché. Rendu méfiant, je me cloître chez moi, ce qui m’évitera un déplacement dans les camps de Cherbourg, au contraire d’imprudents compatriotes qui y moisiront. 
Je voudrai associer à mon récit mon frère Nicolas Théodore qui a moisi au camp de Tambow. 

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