Wolchow
C’est un matin de mars, humide et glacial, et où la neige tombe éparse du ciel laiteux. La nuit s’est achevée comme toutes les nuits passées ici, à savoir que l’adversaire a tiré avec ses armes légères sans interruption et à l’aveuglette dans le paysage, comme à l’accoutumée. A l’aube, enfin il se calme. Nos grenadiers sont heureux d’avoir pu passer une nuit sans trop d’inconvénients majeurs.
Entre chien et loup, une sentinelle bat la semelle dans une sape aménagée au plus près de l’ennemi. C’est durant cette période que notre homme doit être vigilant ! car l’adversaire estime à priori que c’est l’heure propice où notre surveillance baisse la garde. Et voilà que le guetteur remarque subitement un mouvement suspect dans notre réseau de barbelés. Deux formes émergent, en voilà d’autres, bientôt tout un groupe toujours plus nombreux. Il épaule et déjà claquent les balles mortelles dans le tas sauvage. La première bande de balles est éjectée et avec des gestes précis et sûrs, il introduit la seconde et la pétarade continue. Les Bolchévistes s’aplatissent et ne peuvent avancer. Voilà un soldat intrépide qui, à lui seul, cloue au sol vingt Rotarmisten (soldats de l’Armée Rouge). Ses camarades alertés accourent, tandis qu’il balance ses grenades à main dans le décor. Sur ces entrefaites, arrive la rescousse. Le chef de compagnie est là, bien sûr. L’ennemi vient à nouveau d’être haché dans notre réseau de barbelés. Les morts gisent devant nous, seuls les blessés sont ramenés vers leurs lignes. Nous n’avons aucune perte à déplorer. Grâce à l’esprit de camaraderie et à un matériel perfectionné et sûr, notre soldat peut ainsi surmonter le pire des dangers. Qu’il puisse longtemps encore faire exécuter aux Bolchévistes la danse de la mort ! (Extraits du journal «Stosstrup», mars 1944).
Vers la Russie
Coupés du cordon ombilical national, les Alsaciens-Mosellans, conscrits comme leurs pères, partirent en grande masse vers le front oriental. En 1914-18 aucun pardon n’était à attendre des Cosaques farouches, il fallait se battre.
En 1943, il fallait à nouveau se battre épaule contre épaule avec son ennemi allemand pour vaincre l’allié russe hart und wild (dur et sauvage). Se battre pour survivre durement et férocement ! C’est le ras-le-bol général face aux assauts tétrentequatriens, face aux guets-apens retors des rebelles sanguinaires ! Il faut tenir dans ce pays merdique où l’on cloue aux portes des isbas les corps sauvagement mutilés des malheureux landser comme on le faisait en Lorraine avec la chouette effraie, où, à en croire la pratique tenace, on cherchait à éloigner le mauvais œil du logis. L’œil mauvais, l’Armée Rouge l’a ! Et elle joint le geste à la parole en faisant peu de cas du bétail humain grappillé. Pourtant, les appels à la désertion lancés par des compatriotes convaincants incitent à quitter le guêpier. Des voix bien-de-chez-nous promettaient à haute voix que les « Alsacos », les Mosellans, iraient, dès leur arrivée, rejoindre l’armée de De Gaulle. En 1943, les troupes soviétiques patinent. Les évadés sont les bienvenus, certes dépouillés de leurs maigres biens par les détrousseurs avides de nouveautés occidentales.
Ouri ! ouri ! Haro sur les montres, et pan ! sur les baudets bipèdes conduits en longues colonnes vers les camps d’accueil. En 1944, la déferlante russe accroît ses succès et engrange à ne plus savoir que faire. Les plus faibles, les plus vulnérables s’écroulent au cours de marches épuisantes au point que le Ministère des Forces Armées russes s’en inquiète et pond une directive.
Mais Moscou est loin, les vœux formulés arrivent très lentement aux organes armés. L’hécatombe s’amplifie, les voyages infernaux en wagons durent une éternité, une éternité, oui, pour des milliers de captifs morts en cours de route. Anonymes, ils ne figurent sur aucune liste. Qui donc voudrait s’en inquiéter ?
Camp de Tambow
Au cours de la seule année 1944, 450 000 à 500 000 soldats allemands ou alliés de l’Allemagne sont capturés par les Soviétiques, un million le sera dans les cinq premiers mois de 1945. Ces captifs sont dirigés vers les camps qui parsèment l’Europe conquise par l’Armée rouge et la vaste Russie. Une centaine de Lager, de l’Allemagne orientale à la Sibérie et jusqu’aux Républiques asiatiques, eurent le sinistre privilège d’accueillir les camps de prisonniers de guerre placés sous l’autorité militaire soviétique. Au mépris des conventions internationales, les conditions y seront inhumaines. Le plus tristement célèbre est celui de Tambow à 450 kilomètres de Moscou. C’est le camp numéro 188 placé sous l’autorité directe du NKVD. 13 000 Alsaciens-Lorrains y seront internés parmi 30 000 autres prisonniers de guerre, dont des soldats français capturés en 1940 par les Allemands et délivrés par l’Armée rouge en Prusse-Orientale. Travail forcé, sous-alimentation, rigueurs climatiques, humiliations, ravage de la dysenterie: le taux de mortalité est élevé. Plus de 12 000 hommes y laisseront leur vie. Leurs corps seront ensevelis dans les charniers de la forêt de Rada.
Le retournement des détenus de Tambow, parmi lesquels figurent de nombreux déserteurs de la Wehrmacht, est l’un des objectifs des Soviétiques. Pour imposer la rééducation politique, des conférences sont données par des instructeurs politiques. Des Alsaciens, des Mosellans devenus kapos infligeront des brimades à leurs camarades, ils trouveront des auxiliaires dans les rangs des détenus.
Certains seront dirigés vers une caserne proche de Moscou où, à l’école antifasciste de Krasnogorsk, ces ralliés recevront la visite de Maurice Thorez et d’éminentes figures du communisme.
Le 7 juillet 1944, en présence du général Petit, chef de la mission militaire française à Moscou et sympathisant du régime soviétique, 1500 Alsaciens et Lorrains sont « libérés » du camp de Tambow. Avant leur départ, ils ont bénéficié d’un régime alimentaire de faveur. Dotés d’uniformes soviétiques, ils sont acheminés par Téhéran vers l’Afrique du Nord, participant malgré eux à une opération de propagande. Le véritable dessein de Moscou est de constituer des unités à sa solde, d’infiltrer des hommes dévoués à sa cause, d’exploiter les prisonniers de guerre comme main-d’œuvre et d’utiliser les ressortissants français retenus captifs comme monnaie d’échange ce que l’on verra bientôt, lorsque Moscou exigera le rapatriement forcé des Russes, Ukrainiens et Polonais présents sur le sol français. Les Alsaciens-Lorrains enrôlés dans l’armée allemande seront les otages de cette étrange réciprocité.
Après avoir reçu le Stellungsbefehl (ordre d'incorporation), les Malgré-Nous (association inventée par André Bellard (photo ci-contre) le 21 mai 1920 et qui s'appliquait aux membres incorporés de la guerre 1914-1918) ne se retrouvaient que très rarement regroupés dans une même unité (5% dans une unité de combat).
Les règles de 1942 analysaient l'état d'esprit des "Malgré-Nous" en ces termes:"il ne faut pas s'attendre à ce qu'ils aient la même opinion vis-à-vis du service militaire que celle qui caractérise les soldats des autres régions allemandes".
Mélangés en petit nombre à des recrues venant de l'ensemble du Reich, les Mosellans étaient souvent pris dans l'engrenage du dressage (drill) à la prussienne .
La formation épuisante, mais aussi la stricte discipline qui régnait dans la Wehrmacht, étouffa vite toute velléité d'opposition.
Alors, la discrimination, dont les Mosellans firent l'objet, allait avoir pour effet d'entraîner un certain nombre de vexations de la part des officiers chargés de l'instruction.
Chaque incorporé de force, suivant son âge, ses origines, sa situation familiale, son patriotisme...allait assumer cette situation d'une manière différente.
Pourtant, un dénominateur était commun à chacun d'eux : le déchirement mêlé à l'isolement.
Situé dans la forêt de Rada, près de la ville de Tambow à 450 km au sud de Moscou, le camp n° 188 accueillait quelques centaines d'hommes à la fin de l'année 1943, entre 1500 et 2000 en juillet 1944, 6 à 7000 au printemps 1945 et près de 11000 au début de septembre de la même année.