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Mertz Clément † en habits civils avec Albert Melling et Victor Flauss à qui il rend visite au R.A.D à Saarwellingen.

« Après l’exode d’un an passé en Charente et à Montceau-les-Mines, ville de Saône-et-Loire où mon père avait été affecté comme mineur, une grande partie des Farébersvillois était retournée au pays natal en octobre 1940, annexé au grand Reich sans autre forme de procès. La germanisation avançait à pas de géant dans l’Alsace-Moselle reconquise. Pfarrebersweiler comme tant d’autres localités revêtait une nouvelle identité. A l’école on enseignait désormais l’allemand avec le salut hitlérien au début de chaque cours. Les Siedler, ces colons altiers, ainsi que certains Flugbeschädigten venus des villes de Mayence et de Cologne, car victimes des bombardements alliés, avaient réquisitionné les plus belles maisons et les meilleures terres devenues libres depuis le départ forcé d’une quarantaine de familles. A tout seigneur tout honneur ! Il y aurait trop à redire sur le remembrement abusif imposé aux malheureux mineurs-paysans obligés de choisir les lopins qui restaient. Il se trouvait bien quelques inconditionnels des Nazis : c’étaient des opportunistes ou croyant l’être pour ce règne de 1000 ans promis par le Führer à ses adeptes mais la grande majorité des habitants endurait les contraintes liées à la Volksgemeindschaft (communauté du peuple). Et il fallut un jour se décider : opter pour l’intégration allemande ou la refuser et s’exposer dans ce cas à l’expulsion vers la France ou à la déportation en Silésie. Cruel dilemme ! De vieux parents enracinés voulant mourir au pays, et cherchant de ce fait à y rester, découragèrent le départ de leur progéniture. D’autres, pour éviter l’incorporation de leurs garçons, étaient prêts à tout quitter pour être déportés dans les mines de Silésie.

Après mon Reichsarbeitsdienst terminé en décembre 1942, je reçus deux jours après une convocation pour l’incorporation prochaine dans la Wehrmacht.

Je la renvoyai purement et simplement puisque mes parents désirant rester Français avaient choisi de partir vers la France en refusant tout simplement, comme de très nombreux habitants de Farébersviller, leur intégration dans la communauté du peuple. Durant trois semaines je n’ai plus rien entendu de cette lettre de refus.

Le 11 janvier 1943, alors que nous étions attablés au café Nimsgern, Valentin Mazor arriva : « Il y a la Gestapo, elle vient vous arrêter. » Je partis vite chez moi dans l’espoir d’alerter mes parents.

A la hauteur de la maison Chenot-Kleinhentz, deux individus m’arrêtèrent : « Wie heissen Sie ? Wann sind Sie geboren ? Kommen Sie mit ! » Flauss Joseph, Heiser Marcel m’accompagnaient. « Ecoutez, leur dis-je, j’habite là, en face, il faut bien que je prévienne mes parents !

- C’est inutile, nichts da ! Kommen Sie mit » hurla la Veste-de-cuir sur un ton sans réplique.

On nous emmena au presbytère, qui avait été réquisitionné comme siège administratif gérant les affaires civiles de trois localités (Théding, Seingbouse et Farébersviller) depuis l’instauration de l’administration allemande relevant du Gau Westmark. Le bâtiment était sévèrement gardé. Mon père qui arriva bientôt avec une valise remplie d’habits et de nourriture, ne put me voir et dut rester devant la porte close. On m’apporta la valise. Profitant de cet intermède, le jeune Dietsch Aloyse faussa compagnie aux gardiens, réussit à sauter par la fenêtre et se cacha jusqu’à la fin de la guerre (chez ses parents, mais cela on l’apprit seulement à la Libération).

Ayant récupéré une dizaine de jeunes villageois, la Gestapo nous emmena en camion à Saint-Avold. Parmi nous, quelques gars plus jeunes partirent dans le même convoi pour aller passer leur service au travail obligatoire du Reich.

En cours de route, on avait convenu qu’aucun d’entre nous ne signerait sa fiche de conscription. Vite dit, moins vite fait. Rencontrés dans la salle, des compatriotes provenant d’autres bourgades jurèrent, tels des matamores, vouloir à leur tour décliner formellement l’ordre d’incorporation.

Lorsque je me présentai devant la commission, je refusai d’engager ma signature.

- Pourquoi ce refus ?

- Je suis Français et je ne veux pas aller dans la Wehrmacht. » On me mit de côté ainsi que Joseph Geisler, mon copain. Nous n’étions finalement plus que deux récalcitrants sur l’impressionnant groupe d’opposants préalables. La fourrière se dirigea sur Forbach. Là-bas, on se retrouva bientôt à huit jeunes frondeurs que la force policière avait récupérés dans d’autres villages. Nous fûmes emprisonnés dans une cave durant un jour et une nuit, dans un silence absolu qui nous interdisait toute discussion. Il y avait entre autres contestataires, Hesse Marcel de Petite-Rosselle, Martin Camille de Cocheren, Alphonse Gertner de Seingbouse, Fritz Jean Rémi et un nommé Nakas, tous deux de Morsbach. Puis un groupe de sept soldats, baïonnette au canon, sous la conduite d’un Oberfeldwebel, nous emmena dans un wagon de voyageurs, spécialement affrété pour nous, avec interdiction absolue de bavarder dans les compartiments. L’angoisse nous étreignait, on priait en silence. Aux aurores, j’arrivai à la prison de Germesheim pour être, la nuit suivante, emmené sous bonne escorte à Wittlich, dans une caserne austère où les portes des chambres nous étaient fermées à 18 heures et ouvertes à 6 heures. Interdiction absolue avait été décrétée de nous voir circuler dans les couloirs puisque nous étions sous le coup d’une inculpation, mais cigarettes, repas nous étaient servis comme aux 400 autres recrues, la plupart Alsaciens, Mosellans, Belges et Luxembourgeois... Forts en gueule, beaucoup de nos tigres de peluche plastronnèrent ne jamais vouloir servir dans l’armée allemande et clamèrent qu’ils allaient le manifester publiquement !

Le 25 février 1943 eut lieu la grande cérémonie du drapeau à Wittlich. C’était sur une immense place. Nous étions rangés en arc de cercle devant un pupitre où trônait un général entouré d’un parterre de personnalités. A gauche de l’officier supérieur, la garde, impressionnante ; à droite les musiciens, tirés à quatre épingles. Après les marches militaires jouées par la clique aux habits rouges et noirs, chamarrés et du plus bel effet, l’apothéose, comme dans le plus pur style wagnérien, fut le serment prêté par les jeunes recrues lors du Fahneneid. Lors de cette présentation au drapeau, je restai bouche bée et refusai comme promis de jurer fidélité au Führer, au peuple et à la nation.

Le commandant de la place intima l’ordre aux irréductibles de sortir du rang. Je m’imaginai que toute notre troupe d’inflexibles Gaulois allait s’avancer comme promis ! Nous ne fûmes plus que huit intrépides à le manifester !

La garde aussitôt nous emmena à la prison de Wittlich. On nous arracha les épaulettes et tous les insignes ; lacets des brodequins et ceinturon nous furent confisqués. On nous dota de nouveaux habits bruns, rustiques et rudes au toucher.

Deux semaines durant, un officier accompagné de deux secrétaires, voulut nous convaincre de la bonne opportunité de devenir Allemand. Je réfutais systématiquement ses arguments d’autant plus facilement que mes parents espérant initialement pouvoir émigrer en France, avaient été déportés dans les Sudètes.

L’un de nous pourtant succomba aux arguments développés, se laissa attendrir et nous quitta. Au tribunal, devant des juges au regard sévère derrière leur lorgnon et leur brillante calvitie, je déclinai toujours leur offre avec la même obstination et je fus en conséquence condamné à 10 ans de réclusion. Joseph Geisler de Farébersviller prétextant que le traité de Versailles avait fait de nous Lorrains, des Français à part entière, rejeta net lui aussi cet enrôlement honni. Nous fûmes transférés dans des petites cellules obscures, des niches juste adaptées à la taille d’un homme. Inutile de vous préciser qu’on dormait debout – il n’y avait pas moyen de s’asseoir – et que nous étions à six là-dedans entassés comme des sardines. On avait faim, pensez donc à 18 ans nous étions en pleine croissance, mais devant une telle pression psychologique, l’appétit s’en allait.

Le 1er décembre 1943, je fus convoyé à la forteresse de Torgau, dans un bâtiment entouré d’un large fossé rempli d’eau et doté d’un pont-levis. Chaque matin, au pas de course, nous devions cavaler dans un chemin malaisé, sablonneux. Des grains de gravier incommodes râpaient nos pieds et provoquaient de tenaces ampoules. Il nous était interdit de marcher sur la terre ferme des bas-côtés, réservée aux personnels civils et à la garde. Celui qui sortait du chemin avait droit à la matraque ou à un coup de crosse. Après un trajet long de trois kilomètres, nous arrivions dans l’usine de munitions où il nous fallait stocker ou charger des obus de 150.

Mais quel trajet ! « Vormarsch, zurückmarsch ! » Arrivés sur les lieux du travail, nous étions déjà épuisés et il restait 10 heures de besogne exténuante à accomplir. Au démarrage de la journée, on nous distribuait du Kommissbrot, un petit pavé à partager en six. Chaque miette était soupesée sous l’œil enragé des affamés. Gare au mauvais partage de la brique de pain !  On espérait pouvoir la savourer le plus longtemps possible mais déjà durant le trajet, tout était englouti. Au pas de course, chacun de nous fourrait sa main dans la poche pour en retirer chaque fois une boulette précieuse. Il fallait tenir avec ça jusqu’au soir, au moment où on intégrait les baraques. La cuisine était au milieu de la prison, tous les déplacements s’exécutaient au galop et l’on devait toujours, avec le même empressement, courir récupérer la soupe –die Wassersuppe- et lorsque nous nous retrouvions sur nos châlits, la moitié du contenu de la gamelle avait disparu, perdue dans notre précipitation imposée. On assaisonnait nos soupes avec des orties que l’on avait ramassées en cours de route. C’était bon après tout.

Au repas du soir et dans nos lits, les punaises (Wanzen) se rappelaient à notre bon souvenir. On avait des cloques plein la tête et sur tout le corps. Nos coups de griffes provoqués par les irritantes démangeaisons zébraient notre corps amaigri. Tout sentiment humain avait disparu en nous, il fallait avoir un mental de bête inhumaine. Nos journées se passaient à élaborer fictivement des repas gargantuesques, chacun s’échinant à apporter une variante du menu proposé comme dérivatif de discussion. Comme le supplice de la carotte insaisissable placée devant la tête de l’âne pour le faire avancer, l’évocation mirifique nous laissait désemparés et encore plus affamés. Je racontais à mes camarades de chambrée comment ma mère fabriquait du pain blanc. « Oh ! vous savez, il était rond comme une roue de carrosse, croustillant encore trois jours après. » L’eau nous venait à la bouche. Un ami surenchérissait en parlant des soupes aux légumes, crémeuses à souhait. Chacun y allait de son mets préféré : rôti de bœuf rissolant dans des sauces onctueuses, poulet au riz, lapin à la sauce brune. «Les gars, vous oubliez à la Kirb (fête patronale) les gâteaux, les tartes maisons ou les fruits en conserve ! » On fantasmait devant nos tables vides. Durant toute cette période j’étais sans nouvelles de l’extérieur. On nous faisait faire un simulacre de lettre destinée soi-disant à la famille ; nous savions pertinemment que ces missives étaient jetées au rebut.

A Torgau, je dus assister à deux pendaisons spectaculaires et à six exécutions. Le lieu des drames se situait dans la carrière de sable. C’était à chaque fois un événement effrayant et effroyable. J’étais à dix mètres du lieu d’exécution de ces crimes. Une indicible peur m’étreignait. Epaules voûtées, mes compagnons d’infortune installés aux premières loges se tassaient de saisissement. L’écho renvoyait fortement les coups de feu qui claquaient et la victime s’affalait, la poitrine auréolée de rouge. Des nuits blanches, ponctuées de cauchemars sans fin, meublaient notre pitoyable univers. Nos bourreaux voulaient à tout prix nous impressionner en espérant notre revirement, cela laissait en nous un profond malaise avec l’angoissante question qui rongeait l’esprit : à quand notre tour ?

Le plus difficile à supporter, c’était de voir les pauvres pendus gigoter encore par soubresauts après l’ouverture de la trappe rudimentaire. La fusillade faisait plus vite son œuvre de mort. Ce sort était tout spécialement réservé aux évadés. Il fallait des exemples sanglants pour éviter de nouvelles tentatives. Je vais vous citer le cas de deux malheureux adjudants qui furent fusillés, alors que, pratiquement sauvés ils avaient réussi à franchir le fossé d’eau profond de 6 mètres et large de 4. Ayant atteint le dernier parapet, c’est là qu’ils furent repris par la gendarmerie – des policiers enjolivés avec leur fameuse plaque d’acier sertie au cou (nous les appelions les chiens-de-chaîne, die Kettenhunde).

A Torgau-Swina, les geôliers créèrent deux unités disciplinaires. Le noyau des sept insubordonnés que nous avions constitué au départ fut alors séparé – toi ! à gauche – lui ! à droite 1, 2 … Je me retrouvai avec Gertner, Hesse et Fritz et je fus dirigé vers Brunn en Tchécoslovaquie au Feldstraflager. Je perdis de vue Joseph Geisler qui fut transféré au Lager II.

On nous cantonna dans des baraquements édifiés en bois léger. Au milieu de la pièce se trouvait un poêle sur lequel nous faisions cuire des pommes-de-terre et des betteraves. Répartis tout autour de l’âtre, nous dormions sur le plancher. A Brunn, on nous forma en divers kommandos chargés du débardage en forêt, du façonnage de mottes de tourbe ou de l’exploitation de moellons dans les carrières de pierres. Le plus intéressant était de pouvoir faire partie du groupe agricole. Nous pouvions, grâce à nos culottes bouffantes rétrécies spécialement aux mollets, récupérer de nombreux légumes. Mais le stratagème fut rapidement éventé. Lors de la rentrée au camp, un garde nous fouillait et nous enlevait la précieuse marchandise Il se montrait parfois plus indulgent en nous voyant arborer une brassée d’orties tendres. Chaque soir, nous étions inlassablement comptés. A Brunn, également, deux évadés furent repris et durant quinze jours on les laissa croupir sous une minuscule tente, enchaînés et sans soin. De temps en temps, on leur jetait du pain et on les abreuvait. Je ne sais ce qu’il advint d’eux mais l’issue ne pouvait leur être que fatale. Au moment de l’exécution de la peine capitale, une dernière faveur était accordée au condamné qui choisissait la plupart du temps une cigarette à la place du Gnadenbrot (pain du condamné) et se laissait consoler et confesser par le curé. Lorsqu’un prêtre était de passage, et il fallait l’accorder, la hiérarchie militaire nous laissait assister à l’office religieux.

Devant ces ignobles conditions beaucoup de détenus surtout d’origine allemande espéraient s’amender héroïquement et acceptaient, en prévision d’une réduction de peine, un séjour en 1ère ligne au front, dans la Bewährungskompanie. Chaque coup au but (par exemple, un tank russe détruit) minorait d’autant leur condamnation. Mais, aucun d’entre eux n’est jamais revenu dans notre compagnie disciplinaire. Nous avions un salaud de Kapo qui espérait, à travers ses agissements, pouvoir écourter sa peine : il ne lésinait pas sur les moyens pour nous abrutir. Mais l’inverse était également vrai et j’ai eu la chance de connaître un Feldwebel qui, subrepticement, me fournissait quelques livres, si précieux en ces temps difficiles et qui me permettaient de meubler mon esprit. Il avait appris que j’étais Français, il m’appelait « Klémon, Klémon » et il se targuait d’avoir fait ses études à Paris. Il était fier de dialoguer en français avec moi et me couvrait de petites attentions : un crayon de papier, des cigarettes ou des pommes-de-terre. Ce n’était pas un gars ingrat et j’aurai aimé d’une manière quelconque, appel par radio ou minitel, pouvoir le retrouver et le remercier. Il était devenu mon confident et m’apprit que le Hauptmann – un nazi notoire – m’en voulait à mort.

Il avait intercepté une lettre de mon père dans laquelle ce dernier insistait pour ne pas me laisser troubler dans mon idéal de Français. Cela avait mis le commandant dans une rage noire et il me fit convoquer au bureau.

Affublé d’habits salis par les exercices rébarbatifs qui continuaient à pleuvoir sur nous, je dus me débrouiller pour réapparaître sapé de neuf et prêt à partir au combat (feldmarschmässig). Il m’engueula avec des yeux exorbités et, la bave aux lèvres, vitupéra contre ces sales morveux de Franzosen. Il comptait m’assigner devant un Volksgericht (tribunal de peuple) en écrivant personnellement au Führer de mon incorrigibilité notoire. « Heureusement pour vous, raconta l’adjudant, le capitaine a été blessé grièvement au front par une grenade et n’a pu mettre sa menace à exécution » !  

De Brunn je fus emmené à Skierniewice près de Varsovie, siège principal des régiments disciplinaires où nous eûmes droit à l’instruction militaire musclée : creusement de fossés antichars, érection d’abris fortifiés, construction de Rollbahnen (routes carrossables). Au moment de la 1ère insurrection à Varsovie, la gare était tombée aux mains des Polonais. On nous intima l’ordre d’aller rétablir le calme et l’ordre dans la capitale polonaise. « Que les blessés et les malades se placent à gauche ! » Je poussai du coude mon copain Gertner, qui était souvent malade et bien pâle les derniers temps. Voilà pour lui une excellente raison d’esquiver la chose. Il n’osa pas. Moi, par contre, devant la douleur lancinante cisaillant mon pied, j’avançai d’un pas. Bien m’en prit car je ne fus pas inquiété. Tous les autres, mes trois camarades bien sûr dans le lot, furent nouvellement équipés, reçurent fusils et munitions. Direction Warschau ! Fritz fut tué le 14 mars 1944, Hesse le jour suivant et le malheureux Gertner le 7 avril. Il y eut 80 % des pertes dans notre bataillon. Les Polonais étaient de solides combattants, sans peur qui savaient s’accrocher au terrain ; ils utilisèrent en dernier ressort les égouts de la ville pour échapper à l’encerclement. « Il fallait détruire un immeuble après l’autre » m’affirmèrent les rescapés au retour de l’affrontement sanglant. Beaucoup de nos officiers qui étaient de sortie furent assassinés au cours d’attentats. En représailles, douze otages étaient à chaque fois fusillés sur la place du marché de Skierniewice. Je pensai longtemps au pauvre Alphonse Gertner qui n’osa pas braver la Destinée. « J’ai peur, me dit-il, je ne sais pas à quoi je vais m’exposer en refusant d’y aller. »

Après l’attentat manqué de Claus von Stauffenberg le 20 juillet 1944 contre Hitler, notre condition contre toute attente s’améliora. Je pus même entendre plus tard, sur une radio allemande clandestine – ein Schwarzsender- que les Américains approchaient de Forbach ! Cela mettait du baume au cœur.

Le 28 octobre 1944, on me muta dans une unité disciplinaire – une Strafkompanie- la pire des choses ! pour être dirigé via Dantzig, vers la Courlande. Il fallait aller prêter main forte aux troupes enchaudronnées de Schoerner pour arrêter le rouleau compresseur russe. Pour se prémunir des torpillages ainsi que des attaques aériennes, notre navire s’était enveloppé dans un brouillard artificiel dégagé par de grands fûts qu’il transportait. Malgré ce subterfuge et ce luxe de précautions, notre bateau fut coulé près des quais de Libau par des avions russes. Quelle panique !

En Courlande, je fus souvent en première ligne sous le feu direct des orgues-de-Staline, étant donné qu’on m’avait chargé d’aménager des abris fortifiés et d’édifier des points d’appuis. Nous y construisîmes des routes faites uniquement avec des troncs d’arbres. Aucun blindé ne s’aventurait dans le bourbier. Ce qui m’impressionnait beaucoup, vu mon jeune âge, c’était le ramassage des cadavres sur le champ de bataille. Je les entassais à dix ou douze sur un traîneau tiré par un cheval. Les dépouilles étaient heureusement gelées, et pour les stabiliser durant le transport j’étais obligé de m’asseoir sur les morts. Arrivé devant une grande fosse d’une longueur de 10 m sur 2 m de largeur, je les culbutais dans ce trou qui était, ma foi, bien vite rempli et comblé ensuite par un bulldozer.

Le 9 mai, sonnait la fin de mes misères -du moins je le supposais et je gardais l’espoir immense d’être rapatrié rapidement. Passant fortuitement devant des monceaux d’objets que les vaincus avaient abandonnés lors de contrôles vestimentaires approfondis et qui n’avaient pas intéressé les vainqueurs, je retrouvai dans le fouillis administratif éparpillé à l’entour, mon livret militaire. J’eus la présence d’esprit de coudre à l’intérieur de mon manteau, à hauteur de l’épaule, deux précieux documents : mes deux condamnations d’opposant. Sinon elles étaient perdues à jamais.

Les gardes russes qui nous fouillaient de manière très stricte n’ont jamais trouvé ces papiers même lorsque je devais déposer mes frusques pour une investigation plus poussée. Le 10 mai, nos gardiens S.S. et la Bewährungskompanie furent obligés de remettre les armes et les munitions aux Russes qui étaient sans pardon. « Franzouski » clamions-nous, mais nos suppliques précisant notre statut d’alliés les laissaient sans réaction, il étaient plutôt pleins de mépris à notre égard. Un Alsacien, au moment de notre évacuation fin septembre 1945 vers Berlin en fit encore les frais. « Je suis Alsacien, certes, mais à nouveau bien Français » gémissait-il. Incompris par la commission de contrôle qui ignorait tout de cette spécificité régionale, il dut rester et notre départ le laissa déprimé et en sanglots. J’appris, grâce au témoignage d’un ami du Haut-Rhin, que le dénommé Muller ne réintégra que longtemps après ses chers pénates.

Les longues marches à pied commencèrent alors. 40 à 50 km par jour, sans aucune escorte parfois. Tel un troupeau, nous allions vers l’est, vers une destination inconnue, dans un pays sans repères. Pendant les grandes marches exténuantes sur des chemins défoncés, pleins de boue ou poussiéreux, beaucoup de camarades trouvèrent la mort en marchant sur des mines.

On dormait à la belle étoile. Il fallait être débrouillard. Avec une boîte de conserve, outre la boîte, on y retirait une sorte de couteau et d’autres instruments biscornus pour améliorer notre train-train chaotique sur les routes de Lituanie. Jour après jour, nous étions escortés par des soldats russes armés de mitraillettes au poing. C’est le 23 mai à 19 heures que débuta le voyage qui nous emporta vers l’inconnu. Placées de chaque côté du quai, les sentinelles nous firent monter dans des wagons aux petites fenêtres grillagées de barbelés. Quarante-cinq hommes par habitacle ! Nous réalisâmes vite qu’on ne filait pas vers la patrie comme on nous l’avait promis.

Partis de Wenda en Lituanie, nous arrivâmes le 20 juin à Tcheliabinsk où l’on nous parqua dans le Hauptlager. Quel trajet : une simple planche oblique pour uriner et vider nos entrailles vous explicite la précarité vécue par les reclus.

Un petit train nous emmena le 6 juillet à Karabakh où nous fûmes logés dans des baraques rudimentaires avant d’être sélectionnés pour la mine. Face aux maladies contagieuses et à leur bouquet viral mortel, j’ai toujours eu beaucoup de chance dans ma vie, oui beaucoup de chance, surtout dans les camps disciplinaires. Même à la Wehrmacht pourtant si rigoureuse dans ses précautions sanitaires, j’ai été atteint de typhus et pourtant nous faisions une impitoyable chasse aux poux, en échauffant nos vêtements dans de grosses lessiveuses ou tout simplement en versant le produit contenu de nos masques à gaz sur nos habits. Certaines bestioles résistaient, cachées dans les coutures des habits. Pour moi, mon nouveau lieu de séjour paraissait être le bout du monde, certains inconnus révoltés par les conditions d’insalubrité et par dépit, l’appelèrent le trou du c… du chien (Hundsarschloch). J’y subis de nombreuses récidives de dysenterie. J’ai dans mon cou encore bien visibles aujourd’hui de larges crevasses dues à des phlegmons. Chaque matin, sans précaution aucune, je les écrasais. Le pus en s’écoulant atténuait la douleur. Je pense que ma forte constitution m’a permis de bien m’en tirer. Malgré mon poids flatteur de 72 kg au départ en captivité, je tombai bientôt à 67 kg, alourdi par les oedèmes. Je doutais dans mon squelette misérable. Plus jamais, je ne reverrais mon village natal. C’était devenu une obsession : plus jamais Farébersviller.

A Karabakh, nous travaillions dans les mines (cf. mon récit dans La face cachée de Tambow, éditions Serpenoise).

Le bruit courait qu’elles étaient sous concession américaine. On y exploitait du cuivre, de l’or, de l’argent. J’ai ramené une pierre sertie de pyrites, minéral que j’ai pu escamoter à la vigilance des fouines. J’ai malheureusement dû y laisser un sachet entier rempli de ces prismes brillants. Nous mangions là-bas tous les jours de la soupe de poissons et quelquefois une espèce de brouet fait d’une sorte de riz ou d’orge perlée, -de la kacha-, agrémenté d’un morceau de jambon blanc gras, américain je présume. Le personnel russe avait le même repas que nous, à la différence près que les cuistots accommodaient leur soupe avec une cuillerée d’huile de tournesol. J’ai vu de pauvres civils relégués dans ces camps pour avoir déplu à Staline manger des patates qu’ils rôtissaient sur des pelles de sable chauffées à blanc qu’ils avaient au préalable plaquées dans la braise. Chaque soir, après le poste, nous devions emporter une pierre de la mine. Le trajet qui nous ramenait vers notre lieu de repos semblait une éternité.

Je repartis le 28 septembre 1945 de Karabakh (avec une halte à Küstrin le 11 octobre et transit à Francfort-sur-L’Oder le 24). Voici la liste des principales villes que notre convoi a traversées lors du périple retour : Tcheliabinsk, Kuybischev, Pensa, Stalinogorsk, Wiazma, Smolensk, Orcha, Minsk, Brest-Litovsk, Varsovie puis Francfort et Berlin. De Karabakh jusqu’à Tcheliabinsk, le réseau ferré était de petit gabarit. A Tcheliabinsk, importante gare de triage, nous avons apprécié la bonne soupe de poisson, enfin plutôt une soupe aux arêtes de poisson.

Le 9 décembre 1945, la Croix-Rouge nous prit en charge après notre départ du centre de rapatriement de Francfort-sur-L’Oder (où nous fûmes bloqués plus d’un mois) pour nous emmener à l’hôpital Wedding à Berlin.

A Berlin, histoire de meubler le temps, j’ai essayé de me remémorer mes tribulations des deux derniers mois en annotant les faits importants sur deux petits carnets que je garde précieusement chez moi. Je retraçai sur le papier les principales péripéties. J’avais bien le temps là-bas en attendant ce retour tant envié. Le crayon était un bien précieux à l’époque. (A l’aller, le wagon-à-bestiaux était entouré de barbelés aux fenêtres ; au retour il n’y avait nulle trace).

A Berlin, je découvris enfin le confort. J’ai pu être habillé de manière distinguée avec un uniforme semblant taillé à ma mesure, une veste américaine douce et de belles leggins très souples. Nous mangions là-bas comme des rois, toutes les deux heures. Le 19 décembre, je quittai Berlin avec insistance alors que les autorités ne le souhaitaient pas, direction la Heimat ! à travers l’Allemagne dans les couchettes du train de la Croix-Rouge. Mais les voies bombardées nous contraignirent à faire un détour par Dortmund, la Hollande et la Belgique (avec arrêts à Bruxelles et à Valenciennes). Quelle impatience de rentrer ! J’arrivai à Strasbourg le 23 décembre à 11h 30 alors que le train sans daigner s’arrêter avait laissé Metz s’estomper si près du but (3h 12, heure exacte de passage).

A Strasbourg, il y eut une réception avec fanfare et un bon repas. Puis, j’arrivai à Sarreguemines où l’on me délivra des papiers de libéré et un ticket de train. Je retrouvai sur le quai un cheminot de Farébersviller, le père d’Albert Melling qui m’aperçut (cf. tome n° 1, Malgré-Nous, qui êtes-vous ?). Je n’étais plus très sûr de le reconnaître. Lui aussi hésitait. Chacun ignorait connaître l’autre et n’osait engager la conversation.

Je débarquai peu après à Ippling où je savais trouver des connaissances de mes parents et ainsi m’enquérir de leur situation. Depuis deux ans, j’ignorais s’ils vivaient ou non, ou au pire, je me demandais où pouvoir être hébergé si par malheur les miens avaient disparu dans la tourmente. Dans une ruelle près de l’église, alors que je me dirigeais vers la maison de Mayer Nicolas, son épouse crut reconnaître son fils porté disparu en me voyant approcher dans la pénombre. « C’est notre Edmond, c’est notre Edmond » hurla la mère, folle de joie. Hélas, ce n’était pas son Edmond tombé en Russie mais moi, l’air bien navré face à son désarroi. Elle me reconnut, me donna des nouvelles rassurantes du foyer familial et je pris le train suivant pour Farébersviller. Là-bas, la nouvelle avait fusé, Monsieur Melling l’avait colportée dès son arrivée, si bien qu’un groupe d’amis (une bonne dizaine) m’attendait fébrilement, ce qui m’a fait grand plaisir.

J’avais passé 970 jours loin de chez moi. J’ai dormi pendant 623 jours par terre, sur le sol battu et humide, parfois sur des planches rudes ou sur une couche faite de branches de sapin ou d’herbes sèches.

Je pus faire une entrée triomphale pour la Messe de Minuit à l’église de Farébersviller sous les yeux éberlués et interloqués de l’assistance. Je priai le Bon Dieu. Durant mon épreuve, j’avais, comme vous vous en doutez, souvent imploré et invoqué les saints du Ciel pour qu’ils intercèdent auprès du Créateur.

J’ai dû naître sous une bonne étoile.

 

Les jeunes de Farébersviller gardent ostensiblement le béret. Clément Mertz se distingue avec l’uniforme français. Nous retrouvons au 3ème rang Flauss Joseph et Bour Emile.  Au second rang, Albert Melling, Muller Joseph, Flauss Victor et Paul Norbert.

La photo a été prise en 1942 sur le terrain de football de Béning-lès-Saint-Avold.


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